Ce week-end pluvieux est venu clôturer une semaine qui fut follement renversante. Je vais vous en raconter les péripéties !

Voici d'abord que l'hiver, dans une dernière danse macabre, est venu faire tourner la tête des tulipes. Hier droites et fières, elles se tortillent à présent dans leurs plate-bandes, tige gondolée, tête renversée vers le ciel. La douceur du fond de l'air leur a été volée, alors elles se sont mises à jouer les contorsionnistes pour que perdurent les couleurs. Les tulipes ne sont pas rancunières : en guise de revanche, elle offrent au froid ce qui lui manque - l'esprit follet du feu.

Étrange ballet que celui du jardin trop tôt réveillé... Il semble tomber dans le panneau chaque année ; n'apprend-il pas de ses erreurs ? Les hommes sont ainsi, je le savais ; mais je pensais la nature plus sage. Et bien non : la nature elle-même est le jouet de la nature. Voilà une belle démonstration de l'immanence du vivant.

Pendant que le jardin souffrait à feuilles racornies des frimas tardifs, mes enfants privés d'école hésitaient entre leur joie de voir leur père revêtir à nouveau sa blouse d'instituteur et leur déception de ne plus voir leurs amis. Quant à moi j'oscillais entre mon plaisir de redevenir professeur - plaisir semblable à celui qui fut le mien au printemps précédent - et mon empathie de savoir mes ouailles loin de leurs camarades.
À l'issue de notre première journée d'école familiale, alors que j'allais acheter notre goûter à la boulangerie avec mes élèves, j'entendis dans la file d'attente le soupir désespéré d'un père accompagné de son petit garçon ; soupir qui m'était manifestement adressé ; et dont la tonalité outrageusement désespérée appelait de ma part un écho confirmatif. Quelque chose du genre : "Pffffffff ! Quel pétrin, tout de même, de se retrouver à devoir s'occuper de nos enfants sans pouvoir les coller devant la télé... n'est-ce pas cher compère ?".
A contrario, j'infirmai sa détresse ostentatoire d'un sourire immense et, pour faire bonne mesure, claironnai à mon alter ego de circonstance : "quelle chance nous avons, n'est-ce pas, de faire le plus beau métier du monde pendant quelques jours ?". En échange de quoi je récoltai un silence furieux et réprobateur. Sa journée, de médiocre, semblait être devenue maudite. La mienne, de prometteuse, virait enchanteresse.
En vérité, je vous l'écris sans (trop) faire le malin : je ne parviens pas à comprendre la plainte lancinante des parents auxquels on offre le privilège de passer pour un temps derrière le miroir merveilleux de l'enseignement. Certes il faut parfois télétravailler de la main droite et instruire de la main gauche, mais l'art du jonglage n'a-t-il pas lui aussi ses charmes ?
J'en ai parfaitement conscience : je nage à contre-courant de l'humeur chagrine des parents qui frémissent à l'idée d'expliquer à leurs enfants comment former les cursives et calculer l'aire des triangles. C'est pourtant drôlement pratique pour inscrire le nom des plantes sur des ardoises et calculer la surface d'une plate-bande, non ?
Pourtant, je suis sûr de ne pas être le seul à recevoir avec plaisir certains aléas de notre confinement nouveau. Vous autres parents qui riez comme je ris, ne trouvez-vous qu'on ne nous entend pas assez ?
C'est pourquoi je me suis dit qu'il était de mon devoir d'écrire les plaisirs d'une journée de père-télétravailleur-professeur de 3ème-CM1-CE1-grande section, histoire de contraster un peu avec le bruit ambiant qui exigerait que nous fussions unanimement désespérés de passer du temps avec nos enfants.
Voici donc égrainés quelques rires, sourires et cris d'allégresse, ingrédients d'une recette bancale qu'il convient de mélanger dans le désordre, évidemment, et dont je déploie le florilège sans prétendre à une quelconque valeur d'exemplarité.
Les récréations perdues
Si vous voulez mon avis, ce ne sont pas les cours qui sont les plus difficiles à reproduire à la maison. Il suffit pour ça d'écouter, sentir, entendre, et surtout restituer sans réciter. Mieux : il faut se contenter d'essayer, sans prétendre réussir à faire aussi bien que ceux qui éduquent nos enfants dans les écoles de la République. Nous ne nous substituons pas ; mais nous pouvons innover. Un jardin, par exemple, fait une singulière salle de classe.
Pour les cours, j'ai trois principes : 1. faire de mon mieux (et jamais plus) ; 2. amuser mes élèves ; 3. chanter les leçons. Ainsi, j'ai non seulement la conscience tranquille, mais encore un air joyeux sur les lèvres.

A contrario, ce que je suis incapable de reproduire à la maison, ce sont les récrés. Je les remplace par des pauses, quelques jeux à l'air libre, en me félicitant d'avoir chez moi une belle fratrie pour mimer la foule des enfants délivrés par la sonnerie. Mais la saveur d'une récré nécessite un ingrédient que je n'ai pas dans mes placards : partager préalablement un certain ennui avec ses copains, qui fait de la délivrance une fête.
Le temps pour tant
La deuxième idée de ma recette bancroche, ce sont mes enfants qui me l'ont soufflée. J'aurais été bien incapable de concevoir la chose dans ma caboche étriqué d'adulte. Je veux ici parler de la vertu pédagogique de l'orthographe maltraitée. C'est un peu comme la noix de coco : un fruit passablement écœurant, mais dont vous découvrez que l'eau qu'il contient peut vous sauver de la soif.
Voici la genèse de la chose : ma cadette a pour l'orthographe une affinité inversement proportionnelle à celle qu'elle nourrit envers le solfège. Je m'explique : donnez-lui une partition de Fernando Sor, avec cinq dièses à l'armure, quatorze liaisons, une poignée de bécarres, quelques appoggiatures et un da capo al coda en guise de feu d'artifice ; et elle vous l’interprétera du premier coup, sans une faute. Son stylo à elle, c'est la guitare.
Bref, cette jeune âme est tout le contraire de son père : malgré mes efforts, je confonds le ré avec le do et le mi avec le fa. Par contre, je m'en sors convenablement avec la dictée de Mérimée. Chacun son truc !
Pour en revenir à mon sujet, la deuxième épice qui confère à mes journées une saveur sucrée-dorée, c'est la fonction insoupçonnée des fautes d'orthographes. Vous-en doutez encore ? Et bien examinons ensemble ce cas d'espèce, qui m'a été remis ce matin d'une main délicate après que j'avais décidé de remplacer le cours de grammaire par un atelier dessin :
Passé l'émotion (oui, sans "e" à passé : l'invariabilité est de mise car ici passé a valeur de préposition) ; passé l'émotion donc, examinons l’œuvre d'un œil professoral.
Nous pouvons noter qu'amour ne s'embarrasse pas usuellement d'un "e" final. Mais voilà un heureux prétexte pour discuter du genre du mot amour, dont on dit parfois un peu rapidement qu'il est masculin au singulier et féminin au pluriel ! En effet, si la deuxième assertion est une vérité incontestable, la première prête à discussion : un amour s'énonce certes, mais si l'on est chanceux on peut vivre une amour.
Paul Valéry ne-nous parle-t-il pas de "cette amour curieuse" ? S'il nous l'écrit, c'est qu'il a dû la rencontrer. Alors moi qui aime tant aimer, j'imagine qu'elle existe, cette amour curieuse, et qu'elle est rare, précieuse, voire unique. Et dans un certain élan, il m'arrive de prétendre la connaître - quintessenciée à battement sourd.
Ensuite, observons le charme du temps pour tant. "Aimer tant" serait aimer beaucoup, certes ; mais "aimer temps", qui nous paraît incorrect au premier abord, pourrait être le secret de cette amour curieuse dont nous parlions précédemment : une amour sans fin ni début, si légère qu'elle pourrait se poser sur une branche morte. Un amour temps. Voilà pourquoi je ne changerai pas un mot, pas une lettre, pas une larme de cette déclaration.
De leurs fautes d'orthographe, chers parents, faisons des débats, des poésies, de la philosophie, du sable et d'or, et alors nos élèves nous étonneront ! Ce qui m'amène à l'assaisonnement suprême de mon école à la maison :
Les chaises musicales.
Et si faire l'école à la maison nous offrait le droit de redevenir élève ? Tous les parents du monde devraient réfléchir à cela : il y a mille choses que nos enfants font mieux que nous. Pourquoi ne pas profiter du temps qu'on nous offre pour recevoir de leur part la leçon que nous méritons ?
Nous l'avons vu supra : la musique et moi sommes de simples amis. Je l'écoute, je l'aime, la chérie, mais n'en joue pas une note. Cette semaine une demoiselle haute comme trois pommes est devenue maîtresse à son tour pour m'enseigner quelques notions - les plus simples : une note qui sonne, un arpège qui exsude une émotion particulière, la sensation du pouce qui bute une belle corde grave.
On nous a parlé de cadeau empoisonné ; quelle bonne blague ! j'ai cueilli cette semaine le plus frais des fruits.
J'ai eu l'immense privilège d'être tour à tour professeur et élève, moi qui ne suis qu'un parent.