Mon plein de larmes - d'un sourire effacées,
Mon petit grand,
Qui n'appartiens qu'à toi-même,
Et tu seras un tendre, mon fils... |
Peut-être apprendras-tu en grandissant ce poème de Kipling aux airs de défi : "if". A croire ses vers éloquents, tu devras te parer de toutes les qualités, et jusqu'aux qualités de tes défauts, pour un jour espérer devenir un homme. Enfant, j'ai lu cet inventaire homérique, et il n'y avait personne pour me dire combien que ses prescriptions, aussi bien tournées fussent-elles, étaient parfaitement illusoires. Pire, j'en percevais l'écho, comme autant d'injonctions, dans chacune des paroles de mon père - ton grand-père, qui n'a pas toujours été doux et indulgent.
Mon fils ; toi qui aimes ce qui est beau, toi qui crois déceler la vérité dans la musique des poètes ; sache que ce texte, au demeurant magnifique, est parfaitement impraticable.
Enfin... tu le liras et tu te feras une idée, mon grand. Mais peut-être te souviendras-tu de mon présent murmure qui, alors, n'aura pas été vain. Plus simplement, ce qui m'amène à t'écrire ma tendre vindicte aujourd'hui, c'est le goût amer du souvenir, et l'espoir de t'en épargner la douleur.
Pour ne rien te cacher, j'ai longtemps cru à toutes ces conditions absurdes qui devaient faire de moi un homme.
Heureusement, de ce mur infranchissable la vie m'a offert l'antidote ! Il faut dire qu'en matière de réussite, les débuts de ma vie d'adulte ont été furieusement contre-exemplaires ! Aussi voulais-je profiter de l'heure de ta sieste pour t'en bredouiller l'expérience à l'oreille endormie. Comme le ferait le gentil fantôme de l'enfant trop sensible que je fus - et que je suis toujours.
Pour ne rien te cacher, si l'on devait considérer le plus célèbre poème de Kipling comme une succession de conditions cumulatives pour être un Homme... et bien je resterais scotché au starting-block de la première strophe.
Vraiment ! de ce poème trop grand pour moi, je ne cocherais aucune case ! Pas l'ombre d'une ! Comment pourrais-je... moi qui suis à ce point faillible, souvent faible, parfois lâche, toujours fragile...?
Le plus drôle, c'est que je m'en contrefiche éperdument.
Vois-tu, fiston, je n'ai pas grande considération pour les petits trucs que j'essaye de bâtir ici et là - mon jardin, mes bouquets, mes poèmes du dimanche. Ils m'occupent et me ressemblent un peu, et de cela je sais me contenter ! Cependant, en matière d'ouvrage, je considère que j'ai mon mot à dire... Tu ne devines pas ? Allons, regarde un peu ton nombril, pour une fois. Oui, s'il est un ouvrage qui peut être distingué à l'aune d'une vie pleine, c'est bien ton sourire, et celui de tes soeurs, et le vôtre, nourri du plaisir de grandir ensemble. Cet ouvrage-là m'est plus précieux que ma propre existence.
Quand la rose figée par l'hiver raconte l'homme et son printemps endormi |
Je n'ai pas goût ni talent pour les combats, les joutes, les exploits.
Mais je sais le bruissement des feuilles, le parfum des essences sauvages et le nom des fleurs. Lorsque je tombe, je ne me relève pas toujours. A quoi bon ! Il y a tant à voir à même la terre !
Je ne rêve pas de grandeur. Je n'aime rien autant que de me sentir insignifiant et terriblement vivant en même temps. Un petit jardinier, un roi de rien du tout - d'une moitié de rivière, d'une parcelle de terre plus ou moins fertile... que je n'échangerais contre aucune fierté, nulle réussite éclatante.
Surtout...
Surtout, à vos côtés,
J'ai appris à cueillir sans blesser.
Après tout...
A bien y songer,
Peut-être est-ce cela aussi être un homme, mon fils.
Sur le toit du monde... |
Si... et seulement si... |