Mon ami,
À Noël - je veux dire : plus encore que les autres jours - je pense à toi. On aimait tellement ce moment. On était heureux de voir les décorations briller dans le regard de l'autre. La magie de notre amitié, c'est qu'on redevenait des mômes dès lors qu'on était ensemble. Être copains d'adolescence, c'est avoir le privilège de rester bloqué quelque part entre l'enfance et l'âge adulte. En suspension, à jamais.
C'est sans doute pour cela ; pour ce jamais qui sonnait comme un toujours ; qu'il y a bientôt dix ans j'ai pensé que tu m'abandonnais. On ne s'attend pas à perdre son meilleur ami un soir que rien ne distingue des autres. Il n'y a pas eu d'éclair dans le ciel, pas de tempête soudaine, seulement une sonnerie de téléphone dans un ciel clair. Quelques mots maladroits bafouillés par un interlocuteur qui ne semblait pas mesurer la portée de ses paroles. Que n'ai-je maudit ton départ, et avec quelle colère ! Je t'en ai voulu jusqu'à la nausée. À cette pensée, as-tu frémi, grogné, protesté, de ton paradis fraîchement acquis ? Es-tu resté froid et pâle, comme la dernière fois que je t'ai vu ? Difficile de savoir à présent que tu reposes plus profondément que je ne saurais creuser.
Mon ami disparu,
En cette froide journée de février 2012, je ne réalisais pas vraiment. Mais je savais que rien ne serait plus comme avant. Ta mère avait souhaité que te fût enfilé un de ces gilets à col montant que tu aimais. Tu avais l'air de t'en foutre royalement. Tu étais mort les yeux fermés, dans ton sommeil. Sans souffrir paraissait-il. De loin, tu semblais faire la sieste. J'avais l'impression que tu allais te réveiller et mettre fin à cette mauvaise plaisanterie. Nous engueuler, en faux fâché et vrai rigolard : "hé, ho ! qu'est ce que vous faites dans ma chambre mortuaire ?" Mais non. Je me suis dit que tu n'en avais plus la force. La vérité, c'est que tu n'en avais plus la vie.
Je ne te reconnaissais pas tout à fait. Ou plutôt, je ne voulais pas te reconnaître. Toi à qui tout allais, j'ai pensé que ton cercueil ne t'allait pas.
Je me suis demandé si ça te touchait malgré tout ; notre peine, nos pleurs ; si tu étais ému de nos attentions derrière ton visage de cire ou si ça t'agaçait, toi qui n'étais que sourire. J'ai murmuré la question et tu n'as pas bronché.
Mon cher et vieil ami,
Tu aurais détesté cette scène. À un moment, une de tes nièces a demandé si tu dormais. Ta mère lui a répondu que oui - peut-être par incapacité de formuler : il est mort. Alors je lui ai glissé à l'oreille que ce n'était pas vrai, que son oncle était mort et ne reviendrait jamais. Je crois que j'ai eu raison, même si c'était probablement la pire douleur à lui offrir sur l'instant. Au moins a-t-elle pu s'endormir sans craindre qu'on lui clouât une planche par-dessus la tête pendant son sommeil.
Mon camarade, mon ami absent,
Que pouvez-vous bien penser, vous les trépassés ? Ici-bas, nous ignorons tout - en plus de ne rien savoir. Nous les vivants et vous les morts ne communiquons guère. Nous vous parlons sans cesse ; vous ne répondez jamais. Est-ce de votre faute ? de la nôtre ?
Ainsi sont les morts : sans égard pour les vivants. A contrario de votre discrétion, nous sommes d'incorrigibles bavards dissimulés sous un masque d'affliction. La vérité, c'est que vous avez raison de vous draper de silence. Après tout, nous ne sommes bons qu'à fleurir vos tombes de plantes mortes, ou pire, de fleurs artificielles qui pâlissent au soleil.
Faisons-nous cela par ironie ? Par maladresse ? Pour conjurer la malédiction, déjouer la faucheuse ? Un peu de mauvais goût détournerait son attention ?
Je n'ai pas la réponse. L'Homme est un mystère pour l'homme, et particulièrement pour moi. Je voudrais transformer les cimetières en jachères fleuries. Il faudrait y planter des pivoines, qui survivraient à plusieurs générations, et que nos chairs nourriraient. Nous n'en faisons rien, peut-être par crainte, ou pire : par superstition. Nous ne voyons qu'à l'horizon de notre propre vie. Imaginez le monde sans notre présence nous fait trop peur.
Mon ami disparu,
Tu me manques horriblement. Te rappelles-tu : nous avions promis de mourir tard. Le plus tard possible. Nous devions rire ensemble de notre jeunesse ; nous devions rire de toutes nos rides. Pourquoi diable cette foutue maladie a-t-elle choisi l'année de tes trente ans pour t'enlever à notre serment ? Je demeure seul, à rire jaune de ne plus entendre ta joie en écho. Je n'y entends rien ; ni à la vie, ni à la mort ; encore moins au temps qui fait le balancier entre l'une et l'autre.
Pourtant, quelle étrange absence que la tienne. Tu es là partout. Dans mes rêves, dans mes fleurs, dans le prénom de mes enfants, dans les histoires que je leur raconte. Tu vis en nous à défaut de vivre tout court : ça doit te faire une belle jambe. Nous, ça nous fait des jours meilleurs. Nos meilleures bêtises, nos promesses suspendues, nos histoires drôles ; je raconte tout ça en pagaille pour donner corps à ton sourire trop vite évanoui.
Mon ami,
Nous aurions dû connaître nos enfants respectifs, jouer avec eux comme nous savions jouer ensemble. Tu n'as pas eu le temps de connaître le bonheur d'être père, à peine celui de rencontrer les jeunes âmes qui éclairent ma vie. Ma fille qui aurait dû être ta filleule joue de la guitare à présent, et drôlement bien avec ça ! tu aurais été follement joyeux de l'écouter ! Nous aurions dû... tu aurais été... quelle souffrance que le conditionnel passé. Oui, nous aurions dû nous serrer les coudes tout au long de cette année 2020. Tu ne l'as pas connue, cette année singulière, mais tu aurais certainement fait semblant de l'aimer - rien que pour nous rassurer. Alors que 2021 s'approche à pas de traître, tu n'es plus là pour nous apprendre à marcher sur des clous sans nous blesser.
Allons,
L'heure est venue de m'habituer à ton absence. Certes, le temps que nous vivons est celui de l'impossible, regretté, endeuillé. Un temps sans toi pour regarder mes enfants grandir. Tu connais mes croyances, distraites : je ne suis sûr de rien, et encore moins de Dieu. Pourtant je sens ton humour qui veille sur mes rires. Je me surprends à espérer au milieu des doutes.
Alors ce temps, je m'y suis fait. Reste l'absence, que rien n’arase - mais que l'amour rend supportable.
Ton souvenir est le dernier cadeau que tu m'as fait, précieux comme la première fleur d'une pivoine arbustive.
Merci, mon ami. Merci pour l'impertinence, l'espoir, le courage que tu m'as laissés en héritage. Tu n'en as plus besoin, là où tu reposes, alors je te promets d'en faire bon usage.
À bientôt (mais pas trop). Nous nous reverrons sous les pivoines en plastique - le plus tard possible, si ça ne t'ennuie pas.