Certaines espèces de fleurs portent en elles l'allégorie du temps qui passe, nous emporte dans sa fuite, file comme le sable entre nos doigts. Comment ne pas souligner le lien particulier qui nous unit à elles ? Comment ne pas célébrer leur force incantatoire, de fragilité vêtue ? Cette force, cette fragilité, sont un peu les nôtres.
Voilà une Belle de Londres que n'aurait pas reniée Ronsard (Compassion - Harkness 1972) |
De la rose de Ronsard aux lys d'Apollinaire, nos fleurs jumelles ont tissé le poème de la fuite du temps.
Les belles d'un jour qui habitent mon jardin sont de cette trempe. En grec, on dit : hemera, le jour ; et kalos, la beauté. Dans la belle langue fleurie de nos esprits jardiniers, on les appelle les hémérocalles.
Mignonne, allons voir si l'hémérocalle...
La vie d'une fleur d'hémérocalle s'étend des premiers frissons de l'aube jusqu'aux derniers frémissements du crépuscule. La veille, rien ne permettait de soupçonner le réveil imminent d'un bourgeon endormi ; le lendemain, la fleur flétrie, insigne, ne saura témoigner de sa récente coruscation. Car entre hier et demain notre fleur d'hémérocalle joue une représentation d'une rare intensité, que seule la singularité autorise. Chaque instant compte ; chaque sourire, éclat, reflet, est unique ! Comment ne pas être ému de notre héroïne tragique ? Comment ne pas tomber sous le charme de son costume, son jeu, sa vitalité ?
Hemerocallis 'Buttercup Palace' et son public : Œillet d'Inde, lobélies et Acanthus spinosus |
Chaque soir, l'actrice principale s'en va avec la pièce. Le soir suivant, une nouvelle étoile prendra sa place. Ainsi, un jour chassant l'autre, la pièce sera jouée dans le théâtre du jardin pendant toute la période de floraison.
Show must go on !
Faner sur scène, à l'acmé de sa gloire, quel privilège !
Le bal des débutantes
Il existe de nombreuses hybridations d'hémérocalles : plusieurs dizaines de milliers sans doute. Elles sont souvent le fruit du travail de jardiniers amateurs, l'opération étant à la portée de toutes les mains délicates. Le résultat est plus ou moins exotique, excentrique ou sage, pastel ou aveuglant ; et beau, toujours... en plus d'être délicieux.
Délicieux ? Certainement, car l'hémérocalle se révèle un met de choix pour palais fins et audacieux.
Wow ! - et Miam ! (Hemerocallis 'Buttercup Palace') |
Au Japon, elle est un élément établi de la gastronomie. Bourgeon croqué d'une dent gourmande, fleur farcie, tubercule finement râpé, votre inventivité agrémentera ce cadeau du jardin. Pour vous donner une idée, la saveur de l'hémérocalle rappelle celle... de l'hémérocalle. C'est un goût unique, nouveau, qui demande à être apprivoisé mais offrira en retour de nouvelles sensations à votre gourmandise.
Mon bonheur passait - il a fui
Mon jardin naissant abrite deux hémérocalles : 'Buttercup Palace', qui rehausse de son jaune d'or le camaïeu de vert d'un massif d'armoises et acanthes ; et 'Crimson Pirate', qui promène la profondeur de son rouge en compagnie d'une joyeuse bande de Dianthus barbatus 'Sooty' aux accents nigrescents.
Inutile de vous dire que j'attendais avec impatience leur floraison, au début de l'été. La première a été dégustée en salade, et la seconde... et bien, la seconde s'est passée de moi. Était-ce la perspective d'être mangée ? Je n'en sais rien, toujours est-il que je n'ai pas été convié à sa première représentation.
Comment l'ai-je su, si je n'étais pas là ?
Et bien c'est très simple. Écoutez plutôt...
Mon aînée faussement exemplaire a pour habitude de traîner ses guêtres dans le jardin en rentrant du collège. Elle a ainsi tout loisir de piller sans vergogne - mais avec appétit - le potager de fruits rouges. Entre deux bouchées, elle admire les merveilles qui nous font l'honneur de fleurir nos plates-bandes.
Mlle Crimson Pirate... deuxième de la saison... |
Et dire que je n'étais pas là pour la première ! |
Joignant l'action à la parole, nous conduisîmes nos curiosités respectives devant le spécimen qui avait eu la faveur de son regard. Hélas ! la pièce était terminée, le rideau clos, et l'actrice s'en était allée avec les vivas de son public d'un soir : quelques bourdons, un scarabée, une poignée de fourmis, deux œillets au teint rougi par l'admiration.
À ce moment, je compris que j'avais raté la première floraison de Mlle Crimson Pirate.
La déception passée, j'ai compris autre chose, d'infiniment plus important : la nature se passe très bien de nous ; à la différence de l'Homme, elle n'a nul besoin d'un regard pour être belle.