- Allumer la tondeuse
- Avancer sur le gazon avec un sourire féroce
- Tondre
- Tondre encore
- Tondre encore un peu
- Tondre toujours
- Sourire satisfait, repu, soulagé
- Ranger la tondeuse
De mon côté du mur, tondre ressemble plutôt à ceci :
- Maugréer
- Allumer la tondeuse, en se bouchant le nez et les oreilles, et en fermant les yeux (pas évident, essayez !)
- Avancer sans conviction sur le gazon
- Verser une larme à chaque trèfle avalé par la machine
- Apercevoir une rosette de feuilles tendres
- Couper le moteur de la tondeuse
- S'asseoir en tailleur devant ladite rosette
- Rêver à la plante qu'elle deviendra bientôt
- Ranger la tondeuse
- Sourire satisfait, ravi, soulagé
Dire que je n'aime pas tondre relève de l'euphémisme le plus éhonté. Je déteste ça.
D'abord, j'ai une conscience aigüe du massacre que je commets. Ensuite, mon empathie pour les abeilles et bourdons me conduit à verser un torrent de larme à chaque mètre carré de nectar tondu, phénomène qui contribue largement à altérer ma lucidité. Enfin, le côté thermique de la chose, rendu nécessaire par la surface de mon jardin, me donne le vertige. Les énergies fossiles et moi, ça fait deux - et même trois, quatre, cinq et six, car la perspective de polluer un peu plus cette chère vieille planète me découpe le cœur en tranches.
Alors je ne tonds jamais tout à fait.
Je tonds presque. Je tonds un peu. Je tonds timidement. Je tonds rarement.
Et surtout je préserve, ci et là, quelques îlots de feuilles qui percent, comme autant de sourires, ce tapis de graminées monochrome que l'on nomme pelouse.
C'est ainsi que, semaine après semaine, de petits oasis de verdure se forment sur mon gazon tout sauf anglais. Ils sont autant de détours qu'emprunte ma tondeuse en même temps que mon âme d'apprenti botaniste.
J'aime jouer à identifier le végétal. Au stade initial, lorsque les plantes me présentent leur feuillage comme seul indice, je me régale en hypothèses - que viendront tantôt confirmer, tantôt infirmer la floraison. Entre les deux réside le meilleur moment : celui du mystère.
Je vais vous raconter deux invitées, qui ont eu la gentille audace de venir égayer mon gazon cette année, et que j'ai sentencieusement laissées monter en fleurs.
Dispsacus fullonium
Tout commença par une rosette. Quelques feuilles disposées comme autour d'une petite assiette. Chic ! me dis-je en abandonnant cette maudite tondeuse à son sort, un intrus ! Il avait élu domicile au pied d'un abricotier. Ses feuilles m'intriguèrent immédiatement : tout le long de la nervure médiane, de petites arêtes vulnérantes faisaient saillie. Le temps a passé. J'ai laissé cette rosette s'installer, lentement, régulièrement, comme tourne la terre.
Et bien, quelles bractées ! |
Ô capitule, mon capitule ! |
Un beau jour, elle a lancé une tige devenue conquérante à l'assaut de la verticalité. Elle est montée, loin, haut, jusque dans les branches basses de l'arbre auquel elle tenait compagnie ! Cette grande sauvageonne était un Dipsacus fullonium, un cardère sauvage. On l'appelle cabaret des oiseaux, et j'ai pu vérifier combien ce surnom est juste et parfait ! L'insertion des feuilles sur la tige, large et embrassante, forme des grands abreuvoirs qui retiennent longtemps les pluies, offrant aux oiseaux de se désaltérer quand les flaques se font rares. L'altière bonté de ses capitules d'un mauve tendre semble veiller sur les âmes siamoises de la faune et de la flore.
Directement du ciel à l'assiette |
Cap au ciel ! |
Veilleur d'oiseaux |
Et dire que la lame de ma tondeuse aurait pu priver mon jardin de pareille fontaine sauvage !
Daucus carota
Au premier jour jaillirent deux petites feuilles rondes, que rien ne venait différencier de celles d'une autre dicotylédone. Ensuite vinrent d'autres feuilles, singulières, qui se mirent à friser ; et qui bien vite se firent dentelle, fines, très découpées, composées de fractales d'une grande élégance.
Pareille pupille, et frémissent les papilles ! |
Bractées hors concours ! |
Feuillage & finesse |
Oh ! pensai-je, une ombellifère ! Mais laquelle ? Les semaines qui suivirent m'offrirent de précieux indices : une tige poilue, une odeur agréable, et cette façon unique de gambiller dans le vent, qui fait danser les yeux et valser le cœur. Cette apiacée, la plus simple - et peut-être la plus belle -, c'est la carotte sauvage.
C'est à ce stade juvénile que sa racine est tendre et gouteuse. Mais j'aime tant ses ombelles que je ne l'arrache jamais ! J'attends la floraison, qui a en outre le charme d'être de forme, taille et couleur variables. Parfois, elle présente au centre de son inflorescence une fleur sombre, presque noire, qui la caractérise au sein de sa vaste famille. Elle peut être quasi immaculée ou adorablement rosée.
Je goûte la beauté de son anthèse, yeux écarquillés, et c'est meilleur encore que d'en croquer le parenchyme.
Chemin sauvage... |