Nous avons tous nos jours las.
Qui voient nos têtes dodeliner de crainte et d'ennui. Notre angoisse, sourde à force d'habitude, paralyser nos rêveries. Accolée à notre cœur crispé, la sensation étrange d'avoir quitté notre trajectoire naturelle pour nous égarer dans un lieu qui ne nous ressemble pas. Ces heures dont les minutes s'étirent. S'effilochent en miettes d'un temps qui se fige dans nos iris fatigués. Nous nous sentons fleur blanche qui peine à illuminer le gris des murs.
Ton ombelle contre le gris des murs |
Nous avons tous nos jours las.
Je traverse au pas lent mes semaines de rentrée. Les rires de mes enfants me manquent. Mon propre rire me manque. Mon jardin me manque. Le temps, tout simplement, me manque.
Du temps ! de grâce, du temps !
Du temps pour lire, écrire, danser et dormir au milieu des fleurs, m'asseoir sur la berge, regarder la rivière qui serpente entre mes rêves, sentir la pluie me tapoter les doigts, m'abriter sous l'épicéa, écouter l'averse carillonner à ses branches, jouer à l'ignorer... et puis entendre mes enfants m'appeler. Courir, les rejoindre sur l'herbe grasse. Nous tenir la main, têtes renversées, bouches ouvertes ; boire quelques gouttes fraîches et claquantes avant de rentrer nous sécher.
L'automne est arrivé dans mon dos. Je suis rentré au bureau un matin d'été, j'en suis sorti un soir d'automne. J'ai raté la bascule des saisons.
Nous avons tous nos jours las.
Une simple seconde, et choir dans la joie |
Mais nous avons aussi l'étincelle d'une seconde.
L'instant qui efface les jours comme le vent balaye les feuilles mortes. D'un revers de sa force vive. Qui pousse nos doutes dans le dos et les fait mordre la poussière.
Nous avons l'étincelle d'une seconde.
Cette seconde qui gomme les heures perdues à vouloir être ailleurs. Cette seconde où, dans les yeux de mon enfant, je vois le reflet du monde. De tous les mondes possibles. Le monde vaste qui conduit la valse du temps. Le monde modeste que nous bâtissons. Notre monde dans le monde. Notre coin parmi les couleurs. Cet espace hors l'espace qui nous a accueillis et dont nous prenons soin en retour. Notre royaume, où les trèfles sont rois et les pâquerettes sont reines. Notre refuge. Où la justice se rend sous un camphrier de quarante centimètres de hauteur - toujours en notre faveur. Où les déguisements ne sont pas des mensonges.
Quand je suis rentré samedi, l’œil terni par les embruns des jours gâchés, j'ai été accueilli par une paire d'yeux verts brillant de joie sous une crinière blonde. Je crois que ces yeux m'avaient attendu le temps de deux éclaircies et trois averses. Leur joie m'a gagné. Immédiatement.
Une seconde hors le temps |
Alors j'ai jeté mon manteau, mon sac, mon ennui. Je les ai remplacé par une main dans la mienne, un panier, un sécateur
Elle et moi sommes allés faire un de ces fameux tours du jardin qui remettent les humeurs à leur place. Dans un ambiance pré-crépusculaire d'un gris-bleu vacillant. Un obscur-clair, comme l'éclat de nos regards. La silhouette d'une grande sœur nous a suivis en pointillés, à sa façon, l’œil avalé par la beauté des ombres, mi-présente, mi-lointaine.
Nous avons ramassé des trésors : une pomme, un peu de menthe, une feuille aussitôt jetée dans la rivière, et qui s'en est allée par-delà le pont qui trace la frontière de notre pays imaginé.
Jolies fleurs deviendront-elles délicieuses nèfles ? |
Nous avons admiré les joyaux étalés dans les mains automnales du jardin : le bourgeon prometteur d'un mahonia, les lanternes rouges du crinodendron, les grappes de fleurs du Néflier japonais. Nous nous sommes étonnés de cette part du jardin qui s'éveille pendant que l'été s'endort.
Crinodendron hookerianum habille les terres de bruyère de ses lanternes rouges |
Nous avons compté ensemble les menus trésors de notre récolte : huit feuilles de menthe, cinq branches de Romarin officinal, deux de Thym citronné, trois de thym tout court, une pomme, beaucoup d'amour.
Surtout, beaucoup d'amour |
Nous nous somme sentis vivants, légers, traversés par la joie communicative de l'aventure.
En trois sourires, mon enfant, tu as eu raison des centaines de parisiens qui m'avaient adressé leur froideur dans le métro. En trois mots doux, tu as fait taire l'écho du bruit de la ville. En trois petits gestes de rien du tout, tu m'as rappelé combien j'aimais la vie.
Et un petit geste de rien du tout, un ! Et deux sourires, deux ! |
Combien je t'aimais, combien je vous aime. Combien tout est si beau autour de nous. Combien à la faveur d'une simple fenêtre - et de mon imagination - je m'échapperai lundi.
Et s'il n'y a pas de fenêtre, peu m'importera : il me me sera toujours possible de fermer les yeux pour en dessiner une. Et derrière elle, le souvenir de cette petite seconde qui aura suffi à changer la lassitude en joie.