mercredi 19 mai 2021

Le chêne


Il y a dans mon jardin un chêne vieux d'un peu plus de dix ans. Pour un arbre de cette trempe ce n'est pas grand chose, à peine le temps de la prime enfance. Pour moi qui l'ai planté, c'est un morceau d'éternité. 

C'est un beau jeune arbre déjà fort, la ramure large, la flèche haute. Pourtant nul autre que moi ne l'admire. Car en vérité sa stature n'est pas faite de bois et de feuilles, mais de souvenirs et de songes. Singulière féérie ! Ce chêne n'existe que dans le jardin secret que cultivent mes rêveries ; un jardin d'artefacts où les fleurs sont des fruits - ceux de l'imaginaire.

Ce chêne a une histoire toute particulière. Il fut planté par deux esprits, à quatre mains, dans une terre prétendument aride. Il y avait alentours un désert de sentiments oubliés, sur les dunes duquel deux âmes jumelles s'étaient retrouvées après avoir connu chacune la tempête. Lorsque leurs mains s'étaient jointes, elles avaient compris qu'il y avait de l'amour sous leur peau rêche, de l'eau sous le sable brûlé ; alors elles avaient creusé un puits autour duquel elles cultiveraient un jardin. En guise de baptême elles avaient mis en terre un chêne, pour renaître avec lui. 


 Elles se pensaient invincibles (ignorant qu'elles mourraient un jour d'une main invisible - mais chut ! : ne leur gâchons ni l'instant, ni la mémoire).


Ce chêne a certes une histoire, mais il n'a pas d'espèce. C'est heureux : il peut tour à tour être rouvre, sessile ou pédonculé - liège même ! Il est de toutes les saisons, nu et feuillu à la fois. L'espace d'un instant il est immense et la seconde d'après, une jeune pousse cachée sous une fougère. C'est un chêne de forêt, un chêne de bord de chemin, un chêne isolé tutoyant le ciel. C'est le souvenir d'une union : la branche et son oiseau. Oui. J'aime notre chêne comme je t'aimais. J'aime ses branches qui ploient sous la poids des pluies de printemps, et que décore le lichen l'hiver. J'aime savoir que demeure sous les stigmates de son écorce tannée le sel de notre sève. J'aime les mille terriers sous sa terre dans les entrelacs de son tronc, où s'abritent des mulots qui font comme nous fîmes fugacement : une famille.



Car ce chêne est le nôtre, te souviens-tu ? Ou plutôt ce chêne est comme nous, prétendus invincibles qu'une rafale, une seule, aura brisé comme se brise un élan. Ce chêne n'est plus l'arbre de nos vies, mais il demeure. Il nous offrira toute notre vie son ombre pour nous y reposer du tumulte des jours gris. Son tronc est de circonférence immense, aussi pouvons-nous nous abriter de la pluie sous ses larges branches charpentières sans risquer de nous croiser - toi au sud et moi au nord. Notre chêne est devenu le rendez-vous des rendez-vous manqués. Nous y faisons nos siestes chacun à notre tour à l'abri de ses feuilles. Quand je m'allonge je sens parfois l'empreinte tiède de ton corps sur le lit d'humus tendre. Je sais alors que tu es venue, et je souris de ne plus partager le temps mais toujours l'espace avec toi.



Quelle douce folie que la vie. Depuis ce chêne, nous avons planté chacun de notre côté maint arbre qui engendra nos bois distincts - ici des oliviers ; là un camphrier, deux robiniers, un bouleau. Nous avons chacun nos essences et nos familles. Nous avons nos joies, nos évidences. Nous avons aussi nos doutes et nos douleurs nouvelles, qui ne nous effraient pas comme les nôtres jadis. 

Reste ce chêne magnifique, qui nous a offert de comprendre combien nos terres étaient fertiles et les orages nourriciers ; roi aux rameaux généreux dont la silhouette n'est pas un fantôme, mais les mânes bienveillantes d'un passé amadoué que conjugue le présent - au pluriel.




20 commentaires:

  1. Cet arbre est comme un enfant pour toi, tu lui parles et il accumule tout de toi. Il est un compagnon, j'espère qu'il va continuer à grandir.

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    1. Merci Elisabeth. J'aime l'idée du compagnon. Oui, un arbre est un compagnon - d'une fidélité sans faille.

      Bon week-end,
      Amitiés ensoleillées
      Pierre

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  2. Le chêne, sans doute le plus bel arbre qui soit, il fait penser à la force, à la solidité, lui seul parvient à affronter sans faillir les affres du temps, les saisons changeantes et les caprices d'une nature bouleversée
    Un très joli texte toujours rempli d'affect
    Belle journée de jeudi qui apparemment annonce encore la pluie, ici elle tombe à torrent
    des bises

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    1. Oui, n'est-ce pas ? je ne sais pas décrire objectivement le réel - il y a toujours des sentiments qui s'en mêlent...

      Bises mi-pluie mi-soleil
      Pierre

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  3. Quelle richesse pour vous d'avoir un jour planté un chêne. Un jour, il faudra célébrer ses cent ans.
    Bonne journée.

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    1. Si le droit m'en était donné, j'aimerais assez être enterré à son pied (ainsi je serai là pour les cent ans !).

      Amitiés en bouquet de pluie.

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  4. Bonjour Pierre,

    Ce chêne, magnifique arbre, solide aime ce qui l'entoure et accueille les oiseaux. Il aime que tu lui racontes tes rêves, tes sentiments et tes émotions. Ce merveilleux chêne va grandir et encore grandir.

    Merci pour ce très beau texte tout en sensibilité.

    Bel après-midi cher Pierre, amitiés

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    1. Les oiseaux... et deux petits écureuils roux ! Oui, il grandit, en rêves et en terre.

      Bises d'une soirée qui s'annonce belle !
      Pierre

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  5. Dans mon jardin, un chêne grandit aussi depuis que j'habite cette propriété. Je ne lui ai jamais parlé ainsi et pourtant, il le mérite. Un instant très poétique. Ravie de lire tous ces billets magnifiques.

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    1. Il n'est jamais trop tard pour parler à un chêne !
      Ravi de lire en retour tes commentaires qui me font un plaisir infini.
      Pierre.

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  6. C'est très beau Pierre, tu sais mettre des mots pour tout ce que tu ressens, ce que tu vis, avec toute la palette de nuances et de mots, tel un artiste. Je te souhaite une belle fin de semaine, ici vent, averses, éclaircies, un vrai temps breton ;-) !

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    1. Merci Céline. Les nuances sont la chose la plus difficile pour le modeste scribe. Ce compliment me touche au cœur.

      Profite de ce temps breton : la pluie n'est jamais aussi belle qu'en Bretagne.
      Pierre.

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  7. Comme j'aime ta façon si personnelle de mêler nature et sentiments, la présence à travers ce qu'on plante de souvenirs.
    Je te l'ai déjà dit je crois, tes textes sont délicats, fins et très touchants.
    Bon week-end. Amitiés

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    1. Merci Colo. Ton avis compte, car ta sensibilité me parle. La nature, les sentiments et l’écriture sont intimement mêlés dans mon imaginaire.

      Bon week-end - le printemps a vacillé, il peut à présent triompher.
      Pierre.

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  8. La pérennité de la nature face aux aléas des sentiments humains...

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    1. Chère Capucyne, c’est parfaitement résumé.

      Bon et doux et joyeux week-end !
      Pierre.

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  9. Bonjour Pierre : Dans le fond de mon jardin un jeune chêne de 55 ans englobe le paysage. Lorsque je l'ai planté, il mesurait 10 cm de haut et j'avais une quinzaine d'années. Aujourd'hui il est majestueux et je caresse son tronc pour le remercier d'avoir accompagné ma vie. Les arbres sont mes compagnons de route. Tous les ans j'en plante au moins deux ou trois. Comme je n'ai plus de place chez moi, c'est dans les espaces verts et ronds-points de ma commune que confie mes plants. Certains sont chapardés mais ce n'est pas grave, ils sont sans doute replantés dans des endroits plus protégés. J'aime les arbres et sans eux je ne pourrais point vivre. Bonne journée Pierre et merci pour ton texte de grande valeur poétique et sentimentale.

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    1. Bonjour Michel,

      Comme j'aime ton expression : compagnons de route. Mes arbres sont petits ; ma route commence tout juste.

      Je te souhaite un beau week-end en bain de soleil.
      Pierre.

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  10. Pour quelques un-es de mes ami-es, certain perdu malheureusement aujourd'hui, j'ai offert comme cadeau de naissance un petit arbre, un figuier en l’occurrence. Et j'aime à penser qu'il grandira avec leur enfant :) L'arbre est un bon compagnon, quelque soit l'histoire qui l'accompagne.
    Belle semaine Pierre, bises !

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    1. Bonjour,

      Un figuier, c'est une bonne idée. Il grandira et nourrira en retour de soins. Oui, l'arbre est toujours un compagnon, qui porte chaque histoire comme une empreinte.

      Bon week-end !
      Pierre

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