La fourmi
L'homme a beaucoup marché, ses pieds emprisonnés sont en sang.
- Tant pis, je mourrai ici.
Et il s'allonge, et il attend la mort. Comme elle ne vient pas, il reprend sa marche. Plus tard, il croise un enfant qui suit une fourmi. Il porte des vêtements trop grands et une âme à sa taille. Son cœur est étriqué dans sa poitrine. Il est perdu, mais il ne le sait pas.
L'homme au complet gris écrase sa fourmi. Il tourne vaguement le pied comme s'il écrasait un mégot. L'enfant pleure :
- Pourquoi fais-tu cela ?
- Je n'y suis pour rien. La mort a frappé.
Il ajoute, avec un ton d'évidence :
- C'était convenu.
L'enfant proteste :
- Je l'avais trouvée en premier !
- Tu étais en avance. L'exactitude est la marque du bourreau.
Et il le chasse.
- Eh bien, soupire l'homme, à présent je vais devoir vivre.
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Le contrôleur
- Les retrouvailles n'en seront que meilleures, dit le contrôleur.
- Oui, répond le voyageur, c'est là l'intérêt des maîtresses.
Du bout des doigts, il envoie un vol de baisers vers le quai.
- J'ai mal jugé ; une autre les a reçus. Ainsi vont les amours délictuelles : de travers.
- Est-elle vraiment votre maîtresse ?
- Peut-être.
Il fait mine de réfléchir.
- En tout cas, elle l'a été.
D'un revers de la main, il tranche.
- Disons oui. Si elle n'était qu'un souvenir, je connaîtrais son prénom.
- Vous ne le connaissez donc pas ?
- Pas au point de le retenir. C'est inutile, son parfum m'assure de la reconnaître.
- Et son visage ?
- Quelconque.
- Son corps ?
- Pareil.
- Quel intérêt alors ?
- De ceux qui disparaissent, et que l'infidélité prolonge. Une touchante maladresse, une naïveté charmante ; que sais-je ? Les prétextes ne manquent pas.
- Et votre femme ?
- À cette heure elle ne nous entendra pas.
- Elle souffre ?
- Elle dort.
Le contrôleur s'éloigne d'un pas triste. L'homme au complet gris rajuste le pli de son pantalon. Comme il se penche, la larme d'un sourire échoue sur sa main.
- Vraiment, pense-t-il, c'est une chance qu'elle se soit trouvée là.
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Un fantôme
L'homme au complet gris pose son menton sur son poing fermé et affecte de penser.
- Vraiment. Ne suis-je pas ici depuis trop longtemps ?
Il s'offre l'absurde d'un dialogue in petto.
- Te manquerais-tu à toi-même si tu t'évaporais du breuvage ?
- C'est idiot : je crois au contraire que je trouverais l'existence mieux digeste. Je ne faisais manifestement pas partie de la recette. Je dois être la pincée de sel de trop, celle qu'on ajoute dans le dos du cuisinier. Au fond, je ne suis rien d'autre qu'une blague de mauvais goût.
- Manqueras-tu aux autres ?
- Si tu parles de celles que j'ai aimées, certainement pas : elles ont fait sans moi, ailleurs et mieux.
- Te manquent-elles ?
- Non. C'est bien ce qui me manque.
- L'amour, le regret, le remord ?
- Le manque.
- Alors reste : tu es déjà un fantôme.
À ces mots, l'homme s'évanouit.
Parfois une seule fourmi donne une raison de vivre..
RépondreSupprimerTrois récits, apparemment simples, si porteurs de...philosophie, oui, c'est ça.
Bravo, je les aime tous les trois, mais surtout le baiser sur le quai qui s'envole vers une autre!!!
Merci beaucoup de cet avis bienveillant.
SupprimerAh, les baisers, légers et effrontés, que le vent - mauvais ou bon - distribue à sa guise : il est si difficile d'en user convenablement.
Amitiés,
Geontran
Dans toute "chose" il n'y a de désir que s'il y a manque.
RépondreSupprimerVoilà un aphorisme que j'aurais aimé écrire !
SupprimerMerci !
Bonne journée de printemps mitigé.
Geontran
N'est-on pas toujours un peu "décalé ? Un grain de sel en trop, un grain de sable dans les rouages...Mais c'est bien mieux que d'être toujours en adéquation...ou ,tout au moins, cela permet toujours d'avancer...
RépondreSupprimerOui : c'est précisément cela !
SupprimerMerci Capucyne.
Bon samedi, mi-soleil mi-grisaille.
Pierre.
J'aime tes trois textes Pierre... et la petite fourmi ne savait pas que l'homme laisserait ses pensées vagabonder.
RépondreSupprimerBon samedi après-midi de grands vents,
Bisous
Merci Denise,
SupprimerVagabonder : en voilà un joli verbe, et un heureux programme !
Bonne semaine - ici la grêle menace.
Pierre
Dans la vie chaque chose à son parfum, celui de l'inconnu, celui de l'intérêt, celui du bonheur, celui de la rose et celui d'un baiser qui s'envole au gré du vent pour se déposer là où bon lui semblera
RépondreSupprimerBelle et douce soirée d'un samedi qui finit
bises
Bonjour Christine,
SupprimerC'est vrai : les baisers jetés au vent ne nous appartiennent plus.
Bonne semaine, bon retour - provisoire - sur la terre ferme !
Pierre
la ronde des hasards .. l'envol des baisers. très beaux textes. que ce dimanche soit rempli de bonnes ondes .
RépondreSupprimerBonjour Sedna,
SupprimerMerci pour ce passage tout en douceur.
Que cette semaine qui débute à tâtons soit aussi douce.
Geontran
Bonsoir Pierre: Ton trio de textes racontés avec brio est délicieuse surprise philosophique. Les baisers sur le quai d'une gare s'envolent vers des désirs lointains. Logée dans sa chaussette, la fourmi parvient ainsi à échapper parfois à la semelle de son bourreau. L'enfant rêveur récupère l'âme de l'insecte écrasé et la promène en tête comme trophée fantôme. Bonne semaine Pierre en compagnie de giboulées bien de saison.
RépondreSupprimerBonjour Michel,
SupprimerMerci pour ton joli texte, qui ferait une parfaite quatrième de couverture !
Bonne journée sous la pluie intermittente,
Pierre.