Dans un article précédent, j'ai évoqué le cercle dans lequel sont confinées mes promenades quotidiennes - sa richesse exiguë, ses frontières poreuses. Son kilomètre qui joue au yo-yo.
Aujourd'hui, je veux vous parler d'une expédition. Une vraie de vraie, pleine d'aventure et de frissons.
L'histoire se passe à exactement 957,79 mètres de notre habitation. Sur notre attestation nous avons donc coché "déplacement bref [bla bla bla] à moins d'un kilomètre [bla bla bla]", étant entendu que la distance a été estimée à vol d'oiseau. Nous nous déplaçons à dos de rouge-gorge, répondrions-nous, si un gendarme pointilleux nous demandait de justifier la méthode de calcul.
Mais retournons à notre histoire.
Il y a quelques mois, alors que le printemps battait plein envol, insectes et fleurs mêlés, à tire d'ailes et talus fleuris, j'avais repéré une colonie de Lunaria annua bordant la route qui mène au collège de ma petite ville. Simples et belles, en robe de communiante, dans une forme immaculée que les botanistes nomment 'Alba'. Elles formaient là un jardin blanc né de la seule volonté de la nature.
Elles s'étaient sans doute échappées d'un massif dans lequel une main humain les avait jadis non seulement plantées, mais encore cantonnées. Elles avaient dû trouver leur plate-bande étriquée, alors elles avaient fomenté un plan d'évasion. Les annuelles ont cet avantage sur les vivaces au moment de jouer les fleurs de l'air : elles volent, volettent, planent, voyagent ; pour elles la distance n'est pas une limite, mais une formalité.
Il n'est pas facile pour un jardinier de retenir une plante attirée par de plus verts pâturages. En l'espèce, le mur d'enceinte de leur prison, un simple grillage, n'avait pas dû être un obstacle difficile à survoler. Avec l'aide de leur allié le vent, elles l'avaient certainement franchi façon passoire, avant de s'étaler sur le talus attenant.
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Les lieux du délit délicieux |
C'est là que je les ai vues. Rencontrées, plutôt. Je marchais, la tête en l'air, les pensées vagabondes - comme toujours. Concentré sur les alentours, insouciant, prêt à me prendre les pieds dans le tapis des choses sérieuses. Je suis tombé amoureux d'un talus beau comme un nuage, dont je me suis promis de revenir glaner quelques graines à l'automne.Ce qu'ignoraient nos lunaires (et que j'avais moi-même oublié) c'est qu'il existe un adversaire beaucoup plus dangereux que les murs d'enceinte, les tempêtes et la sécheresse : cet ennemi redoutable, c'est la bêtise humaine. Les botanistes, dont on a vu tout à l'heure qu'ils étaient des latinistes forcenés et de joyeux drilles, diraient : stultitia hominis infinitum. Je ne saurais leur donner tort, tant il est un fait établi que la bêtise humaine offre une idée assez claire de ce que peut être un univers en perpétuelle expansion. Lorsqu'elles songent au nombre d'hommes qu'héberge la terre, les plantes doivent être pris de vertige.
Ainsi, après que nos lunaires eurent fleuri, puis fructifié de toute leur force, habitées par l'espoir de migrer vers des pâturages heureux, elles furent fauchées en quelques minutes par une débroussailleuse folle-furieuse.
De l'outil et de l'homme qui l'utilise, je pense savoir lequel est le plus coupable. Chez la débroussailleuse, l'essence précède l'existence, ce qui constitue une raison valable de la pardonner. Une débroussailleuse débroussaille, voilà son destin. L'homme lui, pourrait embellir, respecter, admirer, humer, remercier, sautiller, crier de joie, sourire, chanter, planter - au lieu de quoi, il débroussaille.
Ce qu'il y a de bien avec les hommes, par contre, c'est qu'ils sont incapables de faire leur travail convenablement. En cherchant un peu, j'ai donc rapidement trouvé une rangée de lunaires rescapées, en haut du talus, juste derrière le grillage de leur propriété natale. Offertes à ma main chapardeuse. Je me suis dis : le curieux fruit des lunaires, qui lui a valu son surnom de "monnaie du pape", serait bientôt à l'abri dans ma tirelire. Et au printemps, j'en sèmerais les graines aux quatre coins de mon jardin.
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Voyez comme scintillent les rescapées !
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Avec mon fils - et complice - nous avons décidé de nous rendre subrepticement sur le lieux de notre futur délit, à la nuit tombée, équipés d'une serpette bien affûtée et d'un sac en toile de jute. Le crépuscule sied aux chipeurs de graines. L'exercice était périlleux : nos voisins, s'ils ont des goûts enviables en matière de plantes, n'ont pas l'esprit de partage qui va parfois avec. Par ailleurs, leur chien a des dents acérés et un aboiement particulièrement sonore.
Bien sûr, pas question pour nous de dépasser la frontière de leur grillage ! nous glanerions à ras de propriété ! Toutefois, je n'étais pas certain que le molosse entendrait l'argument. Je le crois capable de manger le grillage en entrée, ma main en guise de plat de résistance, et les lunaires rescapées pour le dessert.
Il était donc convenu que mon fiston ferait le guet. S'il apercevait chien ou maître, il avait pour mission de chantonner "22 v'là les fâcheux !".
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Au vent mauvais les mauvais coups...
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Finalement, tout s'est bien passé. Les fâcheux sus-mentionnés n'ont pas quitté leur salon et le fiston a entonné "le soleil a rendez-vous avec les lunaires" avec enthousiasme ! Nous avons cueilli lesdites lunaires avec une gourmande parcimonie. Les graines feront des plantes, qui feront des graines. Elles se baladeront dans nos plates-bandes sans risquer de rencontrer la lame d'une quelconque machine thermique.
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Association de bienfaiteurs
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Les fruits de lunaires sont des joyaux. Les botanistes - encore eux ! - les appellent silicules. On dirait de petites pièces de monnaie, d'une finesse diaphane, composées d'une cloison centrale et de deux parois externes, qui s'exfolient gaiement pour libérer les graines. Parés de tant d'attraits, les rameaux font de merveilleux bouquets secs.
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Trésor sans coffre ni banque
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Un jour tu seras une fleur, mon enfant
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Avec ma grande d'amour, nous avons recueilli les graines dans une petite boîte. Certains comptent leurs sous ; au lieu de quoi nous égrainons des bouquets de promesses déhiscentes.
Au marché de mon jardin, le cours de la silicule est supérieur à celui de l'or ; car, enfin, a-t-on déjà vu une pièce d'or germer et donner naissance à la plus jolie des plantes du printemps ?
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La danse de la plante ! |