Il était une fois un royaume bien ordonné où vivaient trois petites princesses et un prince joyeux. Ils aimaient la pluie, le vent délicat et le soleil en pointillés. Ils préféraient le chuchotement des arbres au bourdonnement sourd du béton. Le roi leur père avait apprivoisé la nature, et tous vivaient parfaitement heureux dans le royaume des plantes sages.
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Sage comme le lit de la rivière |
Les fleurs y étaient belles et disciplinées. Elles se succédaient dans l'ordre qui leur était imparti, sans désobéir ni décevoir. Elles devenaient bouquets ou fruits que l'on cueillait dans des paniers d'osier. Elles n'avaient nul besoin de réfléchir à leur destin : tout était écrit dans le cahier du roi. Les mauvaises herbes, elles, s'en retournaient à la poussière avant d'éclore vraiment. Elles n'existaient pour ainsi dire pas. Oui ; l'ordre ici était de toute beauté.
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Douceur des gestes et politesse des princes... |
Un été, la sècheresse emprisonna le royaume des plantes sages sous une carapace embrasée. De verte, l'herbe devint jaune ; de paille, elle vira terre brûlée. Les massifs de vivaces, après une lutte aussi vaine que vaillante, déclinèrent à l'acmé de la voûte éclatante. Le jardin pâlit comme se meurt le héros blessé ; la tête haute, les épaules basses.
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Une ancolie, dernière sentinelle de la sècheresse, bientôt déclinera à son tour |
Le silence se fit. Un silence de ruines. Dans un gémissement atone la végétation s'était muée en désolation. Plus de fleur, de feuille, de fruit, ni même de graine ; plus de vie ; disparue, la pétulance du monde. Rien. Il ne restait rien du paradis autrefois luxuriant. Le bras vengeur de l'été ressuscité l'avait fait réduire, à feu vif, jusqu'à la siccité.
Le jeune prince parcourait son royaume anhydre à la recherche d'un battement de sève. Las ! il n'y avait ici que respiration haletante et souffle pétrifié !
Alors, lui qui depuis sa naissance n'était qu'allégresse ; lui, dont le rire hier éclairait l'instant, éprouvait à présent une émotion inconnue. Lui si léger avait le pas lourd comme la glaise. Sa poitrine se soulevait en menues saccades, son petit cœur semblait hoqueter. Il sentit un curieux pincement abaisser son front vers ses joues, en même temps qu'un picotement venait écorcher le coin de son œil. Cela le tiraillait, le piquait ; et une aiguille soudain perça sa pupille.
Alors, pour la première fois dans le royaume des fleurs sages, une larme jaillit d'un regard enfantin.
Les trois princesses offrirent à leur petit frère leur tendresse, leurs bras enveloppants et leur immense amour, mais rien n'y fit. Le prince pleurait comme une pluie d'orage. Il pleurait, pleurait encore, de ces petites rivières qui font les fleuves infranchissables. Il pleura tant et tant qu'une goutte brillante et salée serpenta sur sa joue, roula, perla, jusqu'à s'écraser sur le sol entre les pieds douloureux des vivaces.
Aussitôt, dans un froufrou de velours, un bouquet de jeunes pousses vertes et joyeuses jaillit du sol ! De ces pousses naquirent des centaines de tiges, des milliers de feuilles, et toute une folie de petites fleurs.
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Quelques touches de vert... |
Exit les règles du royaume ! Libérées par le prince, qui d'une larme leur avait ouvert la porte des champs, les mauvaises herbes accouraient à la rescousse du jardin. Le prince, qui n'avait jamais vu d'adventices, riait à paupières déployées sur ses grands yeux embués ! Il les trouvait si belles, simples et modestes comme au saut du lit !
Il découvrait les fleurs comme pour la première fois.
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...qui de près se révèlent être d'adorables Capsella bursa-pastoris ! | | |
Le roi, alerté par cet enchantement tonitruant, sortit de la maison où il était demeuré médusé dans une souffrance jumelle de celle de ses fleurs. Il posa un genou sur le sol et suivit les rires de son enfant jusqu'au camaïeu de vert qui serpentait entre les tiges séchées.
Alors, pour la première fois, il regarda ce peuple des herbes folles qu'il avait si longtemps banni de son royaume. Jusqu'à en éteindre l'âme, à la force de trop de feu, un certain été.
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Du mouron ? Pas seulement : Stellaria media, herbe délicieuse |
Désormais, il regardait, sentait, découvrait, touchait de la pulpe de ses doigts la richesse de la nature. Sa folle diversité. Et partant, il perçut la sagesse des herbes folles.
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Bardane ? Mais encore : Arctium minus, aux capitules-velcro et aux feuilles apaisantes |
Il apprit à reconnaître Stellaria media... et surtout à en préparer de délicieuses salades, rehaussées de quelques cœurs de Capsella bursa-pastoris. Il s'appliqua à mélanger douceur, piquant, couleurs, vitamines et minéraux ! Il usa de l'Arctium, minus ou lappa, autant pour se régaler de sa racine que pour, d'une feuille, apaiser les peaux agressées.
Et le royaume tout entier découvrit la saveur des petits rien qui comptent plus que tout.
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Pas si folles, donc... et tout sauf mauvaises, ces herbes ! |
Surtout, le roi comprit qu'il n'était pas un roi, mais une petite main d'un royaume dont seule la nature est reine. Il réalisa qu'il n'existait de mauvaises herbes que dans l'esprit des hommes. Qu'au-delà des artifices elles se révélaient parfois utiles, délicieuses, médicinales - ou simplement jolies.
Que désherber, parfois, signifie cueillir.
Que si les herbes parfois sont folles, ce n'est que de vivre.
Alors, le roi redevenu jardinier promit, jura, cracha, qu'elles auraient tout le loisir de vivre dans ce royaume, qui serait à présent celui des herbes (pas si) folles.
Et le jardin lui-même se chargea de tenir sa promesse.
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(Bien sûr, entre les herbes folles continuèrent de pousser les agapanthes et le camphrier...) |