Au pays de notre jardin, un sémillant proverbe dit : "Récolte pour huit, mange pour deux, et partage le solde avec ceux que tu aimes".
Je bouture, tu boutures, il ne bouture plus
Oh ! Ces gants sont encore chauds. C'est comme si leur propriétaire s'était envolé ! |
L'histoire commence au moment où, étant occupé à préparer mes boutures herbacées, une idée vint frapper à ma porte.
La rhubarbe ! Bon sang mais c'est bien sûr : la rhubarbe !
N'écoutant que mon sens des priorités, tel le chirurgien abandonnant son scalpel en pleine opération
pour aller acheter un sandwich à la cafétéria de l'hôpital, je jetai
ma serpette sur la table et décidai d'obéir à l'appel de mon ventre. Oui, il était plus que temps pour moi d'aller récolter la rhubarbe.
Fidèle à mon esprit d'équipe, j'invitai la sœur copine numéro 1 à se joindre à moi, ce qu'elle accepta sans rechigner. Il faut dire que numéro 1, à l'instar d'un Jacques Cartier ou d'un Vasco de Gama, ne refuse jamais d'explorer le vaste monde - spécialement lorsqu'elle peut dénicher à cette occasion une gourmandise à l'intention de sa sœur copine. Elle est comme ça, numéro 1 : elle ne rentre jamais de voyage sans ramener dans ses valises un petit quelque chose, comme le firent naguère les Conquistadors avec leurs fameuses cagettes de pommes de terre.
L’œil vif et le cœur gonflé à bloc |
Sans hésiter, la sœur copine deuxième du nom accepta de veiller sur les boutures en notre absence. Elle jura. Charité n'étant pas naïveté, elle nous fit jurer en retour de lui ramener un goûter de notre expédition. Nous jurâmes.
Naissance, vie et cueillette d'une rhubarbe
Au moment d'enfiler
mes bottes mon esprit s'échappa un instant. Et tandis que mes mains
cherchaient machinalement des lacets imaginaires, mes pensées changèrent
de peau, jusqu'à se faire souvenirs.
La rhubarbe..., rêvais-je...
La rhubarbe..., rêvais-je...
Cette fameuse rhubarbe, je l'avais aperçue naissante au croisement de l’hiver et du printemps. Elle se hissait hors du sol, la tête ébouriffée, jeune pousse au cœur tendre, sa première feuille vert vif roulée en boule au creux d'un cocon rouge sang. Un petit miracle, inattendu et inespéré, avait pris racine dans le coin le plus reculé du jardin. Une haie défensive le protégeait des appétits entreprenants.
Tomber sur un trésor pareil, c'est un coup à vous donner des envies irrépressibles de compote. Seulement voilà, il n'y avait pas là matière à compote. Rien d'autre qu'une promesse. Alors je la décidai de la laisser tranquille, cette rhubarbe sortant de sa terre natale, et m'en retournai à mon observation du temps qui passe et des plantes qui poussent.
Les anglais disent : wait and see. Mon aînée dit : laisse-moi grandir. Je fis les deux. Au fond, ça tombait bien : cette rhubarbe en devenir n'avait pas besoin de moi pour découvrir le monde. De mon côté, j'avais tant à observer qu'un printemps entier ne serait jamais suffisant.
Depuis ce premier regard, je n'avais pas trouvé - ou pris - le temps de visiter régulièrement ma rhubarbe. Par crainte, par superstition, par oubli ? ; un peu de tout cela je crois. J'avais ainsi raté une première récolte au printemps. Occasion manquée vaut-elle rupture des engagements ? Je n'aurais su répondre.
C'est pourquoi en me préparant pour ce rendez-vous j'avais une réelle appréhension. La réalité allait-elle se montrer à la hauteur de ses promesses (et de mes rêves) ? Allais-je être déçu, comme le sont souvent - et ce n'est là que justice - les hommes ayant imaginé pour leur progéniture un futur hors de sa portée ? L'outrage du temps aurait-il accompli son œuvre de désolation ? En un mot comme en cent : tomberais-je nez-à-nez avec un ersatz de feuille pendouillant sur une tige flétrie ?
Derrière le rideau d'épines
Je quittai ma rêverie et m'engageai résolument dans la forêt des pyracanthas, un cabas dans une main, un sécateur dans l'autre. La sœur copine exploratrice, que j'avais connu plus téméraire, fermait la marche "pour vérifier que les guêpes ne nous attaquent pas par derrière, Papa". Rusé. Et puis, au fond, on est jamais trop prudent.
Peu à peu, la végétation se fit moins dense. La lumière d'ouest vint caresser nos paupières engourdies. J'inspirai profondément et baissai les yeux. Aucune photo ne saurait témoigner de ce que fut ma joie à l'instant de découvrir cette mer de tiges qui s'entrelaçaient comme des lianes, ployant sous la charge de leurs immenses feuilles en forme de cœur - au point pour certaines de s'allonger sur l'herbe. C'était à n'en point douter un signe d'amour, que je comptais bien rendre ; amour de la surprise, de la cueillette, de la dégustation envisagée comme un inaliénable serment. Ma rhubarbe était à mes pieds, luxuriante, magnifique ; elle semblait se prélasser à l'ombre d'un Cryptomeria japonica 'Elegans' en compagnie de quelques pieds de menthe.
Cinquante nuances de vert |
Avec mes feuilles j'ai un charme fou |
N'écoutant que notre joie sauvage, oubliant toute mesure, la première des sœurs copines et moi commençâmes notre récolte. Nous arrachâmes chaque pétiole d'un vigoureuse torsion à sa base, d'un geste sec, décidé, sans trembler. Nous les débarrassâmes de leurs feuilles et en remplîmes notre cabas à ras bord. Le dégradé nous donna le vertige.
Notre travail terminé, nous avions dans notre besace de quoi satisfaire l'appétit d'une famille entière. J'imagine que nos ancêtres devaient ressentir le même genre de sentiment lorsque après une bonne journée de chasse ils s'apprêtaient à rentrer dans leur grotte avec un mammouth dans le coffre de leur pick-up.
Nous étions fiers et heureux.
Nous laissions sur le sol un grand nuage de ces feuilles majestueuses que la toxicité rend impropre à la consommation.
Elles nous serviraient pourtant dès le lendemain à concocter un de ces fameux purins de rhubarbe que tout le voisinage nous envierait bientôt.
Séchées et à un dosage adéquat, l'anthraquinone qu'elles contiennent enrichirait notre pharmacie aux nets accents phytothérapeutiques (leur effet laxatif peut se montrer utile en cas de besoin).
Comme je l'ai écrit plus tôt en ces lieux, la nature semble prendre un malin plaisir à faire passer certains de ses joyaux pour des mauvaises herbes ou des "parties non comestibles de la plante".
Séchées et à un dosage adéquat, l'anthraquinone qu'elles contiennent enrichirait notre pharmacie aux nets accents phytothérapeutiques (leur effet laxatif peut se montrer utile en cas de besoin).
Comme je l'ai écrit plus tôt en ces lieux, la nature semble prendre un malin plaisir à faire passer certains de ses joyaux pour des mauvaises herbes ou des "parties non comestibles de la plante".
La drôle de cerise sur le presque gâteau
Nous rentrâmes satisfaits. En fait, non : nous rentrâmes comblés.
Rhubarbe ? Ok. Couteau ? Ok. Pansements ? Ok. |
Nous sortîmes notre précieux chargement et le pesâmes en vue de l'homologation de notre record personnel. Il y avait exactement 3 kilos et 92 grammes de bonheur acidulé. J'aurais pu jurer que c'était à la décimale près le poids de mon âme.
Nous débitâmes chaque tige en tronçons, sans nous presser, et nous prîmes ensuite le temps d'applaudir chacun de ces tronçons au moment où il rejoignait notre marmite. Sous les hourras de la foule, l'ensemble se vit adjoindre quelques dizaines de grammes de sucre de coco. Après un repos mérité (pour la rhubarbe comme pour nous) nous enclenchâmes la mise à feu. La cuisine toute entière se mit à résonner de délicieux glouglous : les amateurs connaissent cet inimitable bruit sous le nom de "chant de la rhubarbe". Nous ajustâmes la consistance avec le jus rendu par la macération, puis nous laissâmes tranquillement compoter le cadeau que nous avait offert notre jardin.
Enfin, le feu éteint, nous nous servîmes deux grands bols. Ce premier service, privilège des cueilleurs, allait nous révéler sa saveur unique...
Quand brusquement, au moment de porter la première cuillerée à sa bouche, la sœur copine première du nom interrompit son geste et m'invita à la suivre. Elle avait le regard de celle qui repense à quelque chose.
Sans un mot, elle fila tout droit vers l'escalier qui menait à la berge où nous avions ramassé notre rhubarbe, descendit quelques marches, en remonta une, sourit jusqu'aux oreilles, et m’enjoignit de l'y rejoindre. Au début, je ne vis rien. J'entrepris alors à me baisser, me baisser encore, jusqu'à porter mon regard à la même hauteur que ma petite fille.
Fraise des bois, offerte à qui saura la voir |
Et c'est ici, sur cette marche de terre et d'herbe, que la vie m'offrit un cadeau unique : une minuscule fraise des bois cachée sous son chapeau de feuilles et parfaitement invisible pour qui ne se mettrait pas à sa hauteur.
Nous la cueillîmes avec d'infinies précautions. La première des sœurs copines l'emporta dans le creux de sa petite main jusqu'à la cuisine où elle la déposa à la surface de son bol de compote. D'un ton grave, elle murmura comme pour elle-même : "ça, c'est la fraise sur la compote".
Et elle appela sa copine de sœur numéro 2 et lui offrit de se régaler.
Avoir un jardin, pensai-je à ce moment, implique de savoir se mettre à la hauteur des fleurs.
3 kg sur un seul pied, tu es chanceux! ne l'oublie pas au printemps ton petit (grand) pied, tu feras de bonnes tartes, et comme plus tu tailles, plus ça pousse..
RépondreSupprimerbon appétit!
Merci ! Notre compote enchante nos petits déjeuners. L'année prochaine je ne l'oublierai pas, c'est sûr. Les tartes n'ont qu'à bien se tenir...
SupprimerC'est vrai, pour un pied, j'ai été comblé au delà de mes espérances. Il est situé dans la petite zone régulièrement inondée du jardin, ce qui explique certainement la richesse du sol, dont les rhubarbes sont amatrices !
Je te souhaite une très bonne journée, Catherine !
tu as des talent d'écrivain Geontran, c'est incontestable! en lisant tes lignes j'ai l'impression de me replonger dans les romans de Pagnol!
RépondreSupprimerjolie récolte pour cette rhubarbe oubliée. Voilà plusieurs années que j'ai abandonné d'en faire pousser, distraite comme je suis, elles mourraient sans autre eau que celle du ciel et ce n'était pas suffisant! tant pis je me rattrape sur les fraises! belle journée à toi et à ta petite famille d'aventuriers.
Merci, le compliment me touche beaucoup ; la comparaison est flatteuse !
SupprimerJe pense qu'en plus des sédiments, ma rivière apporte fraîcheur et humidité. Tout ce qu'il faut pour rendre une rhubarbe heureuse... Je peux ainsi être aussi distrait que j'aime à l'être : elle pousse très bien sans moi ! Je vais même diviser le pied pour augmenter mes récoltes.
Merci d'être venue nous lire, moi, mes filles et ma rhubarbe. Sans oublier la fraise des bois !
Je te souhaite en retour un très bonne soirée.
Geontran.
La compote de rhubarbe, miam !
RépondreSupprimerEt la tarte à la rhubarbe, alsacienne ou pas, miam aussi.
J'ai goûté l'eau de rhubarbe, miam également.
Tu as eu une si belle récolte que tu pourras bientôt tester toutes ces recettes.
Aude.
Oui ! Miam et re-miam. L'eau de rhubarbe, je n'ai jamais goûté. Je vais réparer ça bien vite ! Merci !!
SupprimerBonne journée, Aude. Ici, le temps tourne au pluvieux... Je vais cuisiner pendant que le jardin s'arrosera tout seul.
J'ai planté un pied cette année. Il est bien riquiqui pour le moment, j'oublie de l'arroser :-(
RépondreSupprimerMais tu me donnes envie d'en prendre soin, c'est vrai que c'est bon la rhubarbe !
Heureusement que les enfants sont là pour nous rappeler de garder l'œil ouvert ;-)
Bonjour Estelle, sois la bienvenue dans notre jardin en devenir ! Je suis ravi de te lire ici.
SupprimerLes enfants nous rappellent que nous savons encore nous émerveiller. Rien que pour ça, je crois que ça vaut la peine d'être parent. Et pour tout le reste aussi...
Je te souhaite une belle (pluvieuse) soirée.
Geontran.
Geontran, j'ai vu que tu t'étais abonné sur mon Google+. Si tu souhaites recevoir les articles écrits, tu ne les verras pas sur Google, je n'y mets pas mon flux. J'ai juste créé ce compte pour pouvoir laisser des commentaires sur les blogs Google.
RépondreSupprimerTu peux t'abonner sur mon blog directement.
Belle journée
une très bonne chose !
RépondreSupprimerEncore une merveille ce post, te lire est un tel plaisir, il y a du Philippe Delerme en toi. Merci.
RépondreSupprimerMerci beaucoup, beaucoup. Et beaucoup ! Philippe Delerme a marqué mon adolescence. J'ai lu sa première gorgée de bière avec un plaisir minuscule et intense.
SupprimerAujourd'hui, j'essaie de raconter les miens à la manière d'un sourire de graphite.
Je te souhaite un joyeux mercredi soir.
Geontran.