Ce soir, ma toute jolie grande fille, nous sommes allés marcher dans la nuit parisienne. Tu m'avais accompagné pour visiter une exposition mais une obligation nous a retenus. Tu ne m'en as pas voulu, comme à ton habitude. Je n'ai jamais vu l'ombre de ta rancune. Toi qui aimes glisser dans l'obscurité, tu n'es que lumière.
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Sans obscurité, point de lumière |
Le jour dans la nuit
Je crois que tu as compris très tôt que la vie est une succession d'imprévus.
Il faut dire que, te concernant, l'imprévu devait être pressé tant il fut en avance. Un peu trop à mon goût quand j'y pense.
Tu n'avais pas six mois quand tu es entrée dans ton hiver, à l'automne. Je ne le savais pas encore, mais ton hiver à toi durait quatre saisons.
Tout était en toi, dès le début, dans l'assemblage subtil et mystérieux de tes gènes. Un peu de moi, un peu de ta mère, quelques formules magiques, et la nature hasardeuse donnait corps à ta singularité. Toi entre mille. Toi et tes hématies qui refusaient de fleurir, ton sang comme une terre aride, ta pâleur de lys, ton regard grave et pénétrant. Ce n'était pas le regard d'un enfant. C'était le reflet d'un corps à bout de forces.
Il y a un peu de feu et beaucoup de neige dans tes yeux. Pas de cette neige qui éteint les flammes, non, mais de celle dont on fait les igloos
Et puis il y a ton sourire, prêt à bondir. Ton sourire qui n'est apparu qu'après ta première transfusion. Au terme de laquelle, le coude bleu et le teint rose, tu as souri à la manière d'une pensée qui éclot. Une pensée avec un cœur de soleil, jaune vif, comme une tête d'épingle scintillante ; une pensée aux pétales qui s'éclaircissent à mesure qu'ils s'éloignent de leur seuil. Tu as choisi de grandir malgré les mauvaises herbes à ton pied. Telle une Pensée sauvage (et têtue). C'est depuis toujours ta fleur préférée : celle des âmes réfléchies, brodées dans le souvenir de leur naissance, aptes à se ressemer à la faveur du vent.
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Ombre et lumière |
Je
sais simplement que je n'oublierai jamais ce matin de mars où l'on m'a
dit d'un air gêné de profiter de chaque jour, de chaque heure passée
avec toi ; ni cet après-midi de mai où tu m'as dit, toi, d'un seul
regard, que non, c'était faux : nous profiterions longtemps de la vie. Aussi longtemps que dure la vie, tout simplement.
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Lumière d'ombre |
Alors le temps a repris son cours ; alors mon cœur qui se retenait de battre a repris sa musique, allegro, comme un écho au tien qui bat si vite. Tu étais née pour la deuxième fois - et moi avec. Je n'avais plus peur. Pourquoi avoir peur à ta place ? Tu n'as pas peur, toi. Tu as regardé la mort sans trembler ; tu l'as regardée comme
une vieille amie à qui tu n'ouvrirais pas la porte
Tu la portes en toi - comme nous tous, en fait. Tu n'as pas besoin de feindre d'ignorer : tu as apprivoisé la peur. Tu connais la juste distance.
Tu connais la
douleur muette et les cris silencieux. Tu connais la faiblesse qui cloue les mouvements. Et tu sais mieux que quiconque la douceur de respirer. Tu sais l'amour au-delà de tout. Tu sais le présent et le présent seul, comme la brise dans les cheveux. Tu sais la joie, fidèle et entraînante.
Tu la sais et tu la partages. C'est de toi que j'ai appris cela : ressentir une joie vraie vaut beaucoup mieux que l'idée du bonheur.
J'ai emprunté un peu de ton courage, pour ensuite te le rendre, à petite dose, quand tu en avais besoin
Nous étions toi et moi. Toi ; et moi comme une ombre bienveillante sur laquelle tu dormais, mangeais, pleurais, apprenais à rire. J'ai grandi avec toi. Tu m'as appris tellement ! J'avais tant à désapprendre ! On te dira peut-être le contraire, mais en réalité les adultes ne cessent jamais de grandir - à condition de savoir se baisser pour entendre les leçons des enfants. Les adultes sont des êtres en devenir. Ils ne sont rien d'autre que des enfants qui se sont oubliés en chemin.
C'est en écoutant le souffle de nos enfants qu'on retrouve le nôtre. Je crois que je respire en même temps que toi, ma grande fille, si bien que parfois je suspends ma respiration un instant pour entendre la tienne
Je me rappelle ce temps où nous étions deux dans notre
appartement trop grand. L'absence de meuble, le vide que nous avions rempli de nos rires.
Et puis un jour tu es devenue une grande sœur. Ma grande, ma toute
petite, mon adorable moyenne, tu es à la fois ma fille unique et l'aînée d'une
fratrie heureuse, si heureuse de t'avoir. Tu réconcilies les contradictions et maries les contraires. Tu es un trait d'union entre les mondes. Ce petit point
dans lequel réside l'harmonie.
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Dans la force des feuilles d'été |
Le jour de nos nuits
Ce soir, nous sommes sortis et il faisait déjà nuit. Tu avais toutes les raisons d'être déçue et tu étais heureuse. Nous irions à l'exposition samedi matin, voilà tout. Tu aimes la nuit, les nuits pluvieuses, la pluie qui tombe sur la ville. Tu aimes la ville, la pluie et la nuit. La toute première goutte illumine ton visage d'un sourire léger. La seconde te fait rire. Lorsque la troisième atterrit sur ton front, l'air frémit de ta joie.
Ce soir, une longue averse est venue à ta rencontre. Nous avons marché tout doucement, sans parapluie, au rythme qui te plaît. Tu as pris mon bras dans ta main comme tu le fais toujours - ce bras qui t'a longtemps portée. Tu n'as plus l'âge d'être portée, mais tu aimes ce contact simple : ta main qui enroule mon bras, juste au dessus de mon coude, fort et doucement en même temps. Quand tu es fatiguée, je t'aide dans tes efforts. En retour, tu m'offres le plaisir simple de déambuler. Tu me rends à ma tranquillité égarée - moi qui cours tout le temps sans raison.
Quand tu étais bébé, c'est mon cou que tu serrais fort, très fort, le nez collé à ma joue. Aucun vent n'aurait pu te décrocher et rien ne m'aurait fait te lâcher.
Ce soir, à l'heure où j'écris, il pleut encore et tu es là, à côté de moi, à écouter par la fenêtre ouverte tomber la pluie. Tu as rompu notre silence pour me dire que tu aimes m'entendre frapper les touches du clavier, régulièrement, comme pour accompagner la pluie. Pour me dire que tu aimes être avec moi pendant que le reste de la maison dort. Pour me dire que tu aimes quand notre chienne dort à nos pieds en toute confiance.
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Vous c'est vous, et c'est aussi elle et toi |
Ensuite, tu as dû penser que tu avais été trop sérieuse ; alors tu m'as dit qu'en croisant un chien, un cochon et un mochi (pour ceux qui ne le savent pas, c'est un petit gâteau japonais à la farine de riz) on pourrait peut-être obtenir un cmochien. Je t'ai dit que c'était finement imaginé, que ça tenait debout et que nous devrions essayer... et puis j'ai ajouté en chuchotant que moi aussi j'aime être avec toi, la pluie et le temps qui se fige.
Oh, mon enfant, je serai toujours là ! Même lorsque tu auras grandi et que tu voleras de tes propres ailes, de tes ailes de petite fleur des villes, je serai là - au loin. Je serai là, pour toi, dans chacune des gouttes de pluie qui tomberont tendrement sur ton front. Je serai là, aussi discret que tu le souhaiteras ; et je serai heureux de te savoir heureuse loin de la maison. Je serai joyeux de te savoir libre.
Tu es d'ores et déjà libre, de cette liberté qui à la façon du vent dans la voilure des pensées fait voler les graines d'hématies. Aux quatre points cardinaux, jusqu'à faire fleurir ton sang, un peu, juste un peu ; mais passionnément - à la hauteur de ta folle envie de vivre.
Mon enfant, pensée sauvage qui prospère entre les pavés comme en terre humifère. Ma toute petite devenue grande si vite - avant même de grandir.
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De l'utilité d'une balançoire : bercer la lecture |
Aujourd'hui tu t'apprêtes à entrer au collège. Tu es curieuse et douée. Tu es vive, tu réfléchis vite. Tu dévores des centaines de romans qui semblent avoir été écrits pour toi. Tes trésors de persévérance t'ont offert de transformer la fragilité en don.
Tu es éprise de justice. Tu prends instinctivement soin des plus
fragiles. Tu sais les approcher, intuitivement ; tu sais leur parler, leur
redonner confiance. Ta soif d'apprendre est sans fin. Tu vas plus vite que ta propre lumière. Ce rythme, ton rythme, contredit parfois celui de ton corps. Alors ça te fatigue un peu. Ce qui m'étonne le plus, c'est ta faculté à savoir exactement à quel moment te reposer, te retirer en toi-même ou simplement dormir. Cette connaissance que tu as de toi-même ne cessera jamais de me surprendre.
Ta lumière est celle de l'aube, mon enfant. Tu es telle un clin d’œil
que s'adressent lune et soleil : tu t'endors et te réveilles au même
moment.
Il paraît que nous nous ressemblons étrangement. Tu termines les phrases que je commence et inities celles que j'achève. Nous mettons jusqu'aux virgules au même endroit. Et nos rires très légers achèvent de ponctuer nos mots. Mais nous sommes conscients de notre profonde altérité et nous en amusons. Nous le savons : nous sommes aussi différents qu'on peut l'être ; et pourtant nous sommes semblables, comme deux gouttes de pluie. L'harmonie s’accommode des contradictions, n'est-ce pas ?
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Grandir, encore et encore |
Je pourrais parler
de toi des heures, ma grande, mais des heures ce ne serait pas assez. Tu
connais la vie mieux que moi car tu en as arpenté les limites. Je ne
prends pas beaucoup de photos de toi, comme s'il fallait vivre chaque
seconde. Parce que chaque seconde passée avec toi est une éternité de
chance. J'aime tout mes enfants également, tu le sais ; mais c'est bien
toi qui m'as fait aimer la vie passionnément. Tu as réhabilité mes rêves
perdus en chemin.
Ce soir, tu es allée te coucher, laissant un vide sur le fauteuil où tu lisais. Alors j'ai arrêté d'écrire et je suis allé t'embrasser sur le front pour protéger tes rêves - à ma mesure.