lundi 31 mai 2021

L'écoute si elle joue



À l'échelle de ma demi-vie sur terre, j'ai connu quelques révolutions musicales. Je ne parle pas ici de compositions, modes ou genres musicaux, mais de la façon dont la musique s'invite dans nos maisons - et dans nos vies.

Je suis un enfant de la cassette audio. Avec elle, l'âge d'or du bricolage sonore aura assurément brillé de tous ses feux. J'ai adoré cette époque. Le son était déplorable, changer de chanson relevait du défi. Parfois, la bande restait coincée dans l'appareil ; il fallait alors la faire rentrer dans ses pénates au moyen d'un crayon de papier avec lequel nous faisions tourner lentement la bobine motrice. Peu nous importait : nous étions libres d'écouter ce que nous voulions... et surtout, d'enregistrer ce que nous aimions. 

C'est là le sel des mers agitées. En plus de tous ses défauts, la cassette avait un incomparable avantage : nous pouvions fixer sur un support vierge non seulement la musique qui passait à la radio, mais encore notre propre production, voire, pour les chanceux qui possédaient un lecteur-enregistreur double-cassettes, dupliquer pour notre usage privé un album prêté par une âme charitable. 

Avec mon ami d'enfance, nous avons passé des journées entières à interpréter nos compositions au moyen d'une batterie (de casseroles) et d'une guitare (dont le corps était en carton et les cordes en élastiques). Nous nous enregistrions sur une cassette que nous écoutions ensuite en hurlant de rire. Un jour peut-être réécouterais-je ces enregistrements. Je reprendrais alors le cours de mon rire d'enfant.

Finalement, la cassette nous offrait un son exécrable assorti d'une liberté de création et de partage.


Le CD nous apporta l'exact opposé : un son cristallin, mais contre rançon : le triomphe des droits d'auteur. Avec lui, pas de copie possible, et surtout, pas d'enregistrement de nos expériences paramusicales. Mais nous avions (un peu) grandi ; alors nous jouions aux grands (que nous n'étions pas). Nous écoutions du hard-rock à pleines enceintes en nous félicitant de la qualité du son avec des airs de connaisseur. Nous étions ridicules, mais aucun n'osait le dire à l'autre alors nous avons continué à l'être pendant quelques années. Le soir, dans la solitude retrouvée de ma chambre d'enfant, je redevenais moi-même et écoutais Carmen sur le lecteur cassette Fisher-Price que j'avais reçu pour mes deux ans. On ne se refait pas.

Arriva le MP3. Avec lui, les droits d'auteur reçurent un crochet du gauche qui les laissa à terre pendant quelques années. Ce fut l'époque du piratage roi. Les albums s'échangeaient sur internet plus vite qu'ils ne sortaient. 

Je me souviens de mon premier lecteur MP3. J'avais choisi un modèle rose fuchsia parce que tous mes copains en avaient un noir, blanc ou bleu. Il n'y avait pas d'enceinte à cette époque... c'était le bon temps pour qui aime comme moi écouter le chant des oiseaux dans les parcs. Pour partager notre musique, il fallait prêter un écouteur. 

J'ai le souvenir de nuits entières passées à écouter de la musique avec ma petite amie. Nous entrions en escaladant une grille du square Saint-Lambert, à Paris, et nous nous allongions sur le dos sur une belle pelouse en repos. Nous demeurions ainsi blottis l'un contre l'autre, ma tête contre son épaule, sa main dans la mienne, et nos regards plantés dans la natte céleste ; avec chacun un écouteur à l'oreille, qui diffusait une chanson d'amour et de rock, forcément anglais, à nos deux cœurs épris. J'avais vingt-et-un ans et elle dix-huit, nous nous aimions ; j'étais hélas un peu fiancé avec une autre ; et je n'ai pas eu l'audace de briser ces liens, eux aussi tissés d'amour. La vie est parfois tristement compliquée. Le destin que connut mon futur mariage me donna apparemment tort ; mais comme il me donna aussi un enfant, il me donna finalement raison. Enfin, c'est là une autre - belle et douloureuse - histoire.

Pour revenir au sujet qui nous occupe, je ne peux à l'instant de conclure faire l'impasse sur les contemporaines plates-formes de lecture en temps réel (prononcez : strimin'gue - oui, c'est laid). L'offre pléthorique a pour effet de diminuer la valeur sentimentale de chaque mélodie, mais on ne peut que saluer la possibilité de découvrir de nouvelles sonorités, cultures, instruments qui nous permettent de voyager, pieds immobiles et paupières closes.

 


 

On pourrait penser le sujet essoré, mais il n'en est rien. Cette conclusion n'en était pas une. 

Car moi qui ne suis pas musicien, j'ai reçu le cadeau d'une fille musicienne. Et avec elle, la joie extraordinaire de choisir ma musique sur partition. Je les achète en librairie, puis rentre les déposer sur son pupitre, où je les ouvre à une page choisie pour la beauté de son titre. Enfin je m'assieds, croise les jambes et attends. Il ne me reste qu'à m'en remettre à la nature profonde des choses et des êtres. 

Attirée par mon manège, ma fille s'approche immanquablement, s'assied, pose sa guitare délicatement sur ses genoux, fronce un peu les sourcils pour mieux regarder les notes sur les portées, assouplit ses doigts qui déjà dansent, puis interprète le morceau de toute son âme, presque sans s'arrêter ni hésiter. C'est un petit concert rien que pour moi qui se déroule, et je ne me lasse pas de m'étonner de sa capacité de déchiffrer un morceau qu'elle n'a jamais vu ni entendu auparavant comme si elle le connaissait depuis toujours. 

Parfois je l'enregistre. Alors se produit une alchimie étrange : c'est un peu comme si je retrouvais mes cassettes d'antan - les bobines en moins et le talent en plus.

 

14 commentaires:

  1. Ce qui était bien avec les cassettes audio, c'est qu'on pouvait écouter en roulant en voiture. Car avec les vinyles, ce n'était pas possible, il fallait attendre d'être chez soi pour écouter de la musique. J'ai gardé tous les vinyles de mon mari et ceux de mon adolescence, les cassettes audio également. Et à cela s'ajoutent les CD achetés... je ne suis pas passée au MP3, ce que j'ai me suffit. Tu achètes des partitions en librairie et tu essaie de lire les notes ? C'est ça que tu veux nous dire ? Merci pour la petite vidéo de ta fille à la guitare. Bonne semaine. Bises.

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    1. J’en serais bien incapable : ma fille les joue pour moi à la guitare. Elle a le chance de savoir lire la musique avec aisance. Dans la vidéo, elle décode une étude découverte ce matin.

      Merci Elisabeth, je te souhaite une très heureuse et douce soirée parmi les si jolies fleurs de ton jardin.

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  2. Coucou PIerre
    C'est un sacré bond dans le temps que tu nous fait faire là
    Haaa le célèbre walkman et les heures passées avec un casque qui ne tenait pas grand chose et qui s'il n'était pas bien posé sur la tête avait tendance à prendre la tangente
    J'ai encore mais plus pour longtemps les fabuleux disques en 45 et 33 tours à l'époque du meilleur de la musique, le grésillement des sillons rendait le son incomparable car même si aujourd'hui on nous fait écouter une musique préformée, elle n'en a hélas plus le charme ni la beauté à cela s'ajoutant la publicité que l'on nous martèle sans cesse comme si nous étions des moutons
    La liberté du son, qui y'a t'il de plus beau ?
    Mon premier 45 tours était pour Etienne Daho mais impossible de me souvenir du titre, 1984, ma toute première chaine hifi, une merveille, je l'ai encore rangée dans un carton, elle ira rejoindre le box dédié au stockage sous peu
    Merci pour ce retour en arrière bien sympathique
    Des bises à tes jolies demoiselles au passage et à toi aussi ;-)
    Passe une très belle semaine

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    1. C'est tellement vrai ce que tu écris. La musique elle-même était à l'image du support : libre. Aujourd'hui les mêmes accords donnent les mêmes musiques martelées ad libidum. Mais si l'on prend les chemins de traverse il y a heureusement des créations incroyables.

      Enfin, bientôt le retour des concerts ! J'ai déjà quelques places dans les poches.

      Bises Christine. Le week-end s'approche !
      Pierre

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  3. moi aussi, j'ai connu les cassettes, les vinyles que je garde précieusement.. ma fille a fait 10 ans de guitare et rien ne vaut le son en direct et l'émotion dégagée qui se transmet alors dans l'air. il y a là, une petite graine d'artiste. j'aime beaucoup écouter ta jolie guitariste.

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    1. Merci pour elle et moi. Rien ne vaut effectivement ce son sans média. L'air tremble et les émotions sont uniques, oui.

      Belle soirée qui s'annonce et s'approche !
      Pierre

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  4. Je me suis un peu bousillée les oreilles avec mon walkman chéri dans les années 80. Je montais le son à fond, l'idée étant de m'extraire du monde environnant et d'être immergée dans ma bulle. Depuis, le temps a passé, et j'écoute moins de musique, juste du blues et du jazz parfois, en version CD, sur une mini-chaîne. J'ai un peu laissé tomber le classique traditionnel(maman, toi qui m'a fait faire 10 ans de piano au Conservatoire et chez un prof particulier, ne lis pas ce commentaire...) mais réserve mes émotions à la musique baroque.
    Belle journée à toi et à la Loreleï,
    Dominique

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    1. J'ai fait la même chose avec mon discman dans les années 90 !

      J'écoute du blues, de plus en plus, et du jazz, un peu, surtout Chet Baker que j’idolâtre. Pour la musique baroque, qu'ajouter si ce n'est que Vivaldi pourrait me faire m'évanouir d'émotion, et que Bach l'a déjà fait. Mais la guitare, particulièrement contemporaine, m'offre des émotions uniques.

      Si je savais jouer du piano, je crois qu'il n'existerait pas de journée sans que je n'en jouasse. Quelle chance tu as.

      Belle soirée, Dominique ! Paris va rafraîchir (je l'espère, car j'y vais demain).

      Amitiés,
      Pierre.

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  5. j'ai la malchance (ou la chance) d'être complètement anachronique : la musique , pour moi, a toujours été celle que j'écoute en concert ou celle que je fais. Cassettes et disques ne sont que de lointains supports... Pour cela, je me sens en harmonie avec ta
    fille...

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    1. Et avec moi, car à présent qu'elle joue à mon intention - et à celle des oiseaux - je n'ai plus guère besoin de support...

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  6. Bonjour Pierre,

    C'est un régal de lire ton billet. A mon adolescence, j'économisais mon argent de poche pour m'offrir des 45 et 33 tours que j'aimais écouter dans ma chambre. Mon père m'avait offert un tourne-disques en forme de petite valise et c'était le bonheur. Mon plaisir était d'écouter des airs d'opéra. Les cassettes sont venues plus tard.

    Quel bonheur d'écouter ta jolie guitariste.

    Belle journée cher Pierre à l'écoute de toutes ces belles musiques.

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    1. Bonjour Denise,
      Quel joli commentaire, au sourire communicatif ! J'ai imaginé ton petit-tourne disque et il m'a rappelé mon lecteur cassettes d'enfant. Je le portais dans ma main et Carmen m'accompagnait partout.

      Belle et douce et tendre journée.
      Pierre

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  7. Tu m'as fait sourire en me rappelant nos déboires avec les cassettes à bande ;-)
    Je ressens énormément de gratitude lorsque je vois mes enfants avec leurs talents propres. Quelle magie de les voir faire des choses avec autant de facilité. Moi qui n'ai pas grandi dans la confiance, je me demande parfois si la génération de nos parents était aussi observatrice, si elle se rendait compte que nous avons tous ce petit truc en plus.
    Ta fille a un don, c'est sûre :-)
    Belle journée Pierre
    Estelle

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    1. Chère Estelle,

      Je suis très heureux de te lire à nouveau. Je partage chaque mot que tu écris. Découvrir les talents propre de mes enfants me comble de bonheur. J'adore percevoir leur différence, leur originalité, le plaisir que leur procure leur passion.

      Tu sais, quand j'étais petit, mon père considérait que ce que j'écrivais était nul (j'écrivais des poésies maladroites). Pendant longtemps, à cause de ça, je n'ai pas écrit un mot. Et c'est à l'âge de 25 ans qu'une correspondance amoureuse m'a offert de faire confiance à ma plume. À partir de là j'ai décidé de travailler, et surtout j'ai commencé à prendre beaucoup de plaisir à écrire.

      Ma fille a de vraies dispositions, oui, et elle aime vraiment jouer et écouter de la guitare classique. Avant cela elle se dévalorisait constamment ; à présent elle prend confiance en elle. C'est tellement important d'être attentif à nos enfants. On peut ainsi les guider, les aiguiller.

      Belle, douce soirée Estelle.

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