À l'échelle de ma demi-vie sur terre, j'ai connu quelques révolutions musicales. Je ne parle pas ici de compositions, modes ou genres musicaux, mais de la façon dont la musique s'invite dans nos maisons - et dans nos vies.
Je suis un enfant de la cassette audio. Avec elle, l'âge d'or du bricolage sonore aura assurément brillé de tous ses feux. J'ai adoré cette époque. Le son était déplorable, changer de chanson relevait du défi. Parfois, la bande restait coincée dans l'appareil ; il fallait alors la faire rentrer dans ses pénates au moyen d'un crayon de papier avec lequel nous faisions tourner lentement la bobine motrice. Peu nous importait : nous étions libres d'écouter ce que nous voulions... et surtout, d'enregistrer ce que nous aimions.
C'est là le sel des mers agitées. En plus de tous ses défauts, la cassette avait un incomparable avantage : nous pouvions fixer sur un support vierge non seulement la musique qui passait à la radio, mais encore notre propre production, voire, pour les chanceux qui possédaient un lecteur-enregistreur double-cassettes, dupliquer pour notre usage privé un album prêté par une âme charitable.
Avec mon ami d'enfance, nous avons passé des journées entières à interpréter nos compositions au moyen d'une batterie (de casseroles) et d'une guitare (dont le corps était en carton et les cordes en élastiques). Nous nous enregistrions sur une cassette que nous écoutions ensuite en hurlant de rire. Un jour peut-être réécouterais-je ces enregistrements. Je reprendrais alors le cours de mon rire d'enfant.
Finalement, la cassette nous offrait un son exécrable assorti d'une liberté de création et de partage.
Le CD nous apporta l'exact opposé : un son cristallin, mais contre rançon : le triomphe des droits d'auteur. Avec lui, pas de copie possible, et surtout, pas d'enregistrement de nos expériences paramusicales. Mais nous avions (un peu) grandi ; alors nous jouions aux grands (que nous n'étions pas). Nous écoutions du hard-rock à pleines enceintes en nous félicitant de la qualité du son avec des airs de connaisseur. Nous étions ridicules, mais aucun n'osait le dire à l'autre alors nous avons continué à l'être pendant quelques années. Le soir, dans la solitude retrouvée de ma chambre d'enfant, je redevenais moi-même et écoutais Carmen sur le lecteur cassette Fisher-Price que j'avais reçu pour mes deux ans. On ne se refait pas.
Arriva le MP3. Avec lui, les droits d'auteur reçurent un crochet du gauche qui les laissa à terre pendant quelques années. Ce fut l'époque du piratage roi. Les albums s'échangeaient sur internet plus vite qu'ils ne sortaient.
Je me souviens de mon premier lecteur MP3. J'avais choisi un modèle rose fuchsia parce que tous mes copains en avaient un noir, blanc ou bleu. Il n'y avait pas d'enceinte à cette époque... c'était le bon temps pour qui aime comme moi écouter le chant des oiseaux dans les parcs. Pour partager notre musique, il fallait prêter un écouteur.
J'ai le souvenir de nuits entières passées à écouter de la musique avec ma petite amie. Nous entrions en escaladant une grille du square Saint-Lambert, à Paris, et nous nous allongions sur le dos sur une belle pelouse en repos. Nous demeurions ainsi blottis l'un contre l'autre, ma tête contre son épaule, sa main dans la mienne, et nos regards plantés dans la natte céleste ; avec chacun un écouteur à l'oreille, qui diffusait une chanson d'amour et de rock, forcément anglais, à nos deux cœurs épris. J'avais vingt-et-un ans et elle dix-huit, nous nous aimions ; j'étais hélas un peu fiancé avec une autre ; et je n'ai pas eu l'audace de briser ces liens, eux aussi tissés d'amour. La vie est parfois tristement compliquée. Le destin que connut mon futur mariage me donna apparemment tort ; mais comme il me donna aussi un enfant, il me donna finalement raison. Enfin, c'est là une autre - belle et douloureuse - histoire.
Pour revenir au sujet qui nous occupe, je ne peux à l'instant de conclure faire l'impasse sur les contemporaines plates-formes de lecture en temps réel (prononcez : strimin'gue - oui, c'est laid). L'offre pléthorique a pour effet de diminuer la valeur sentimentale de chaque mélodie, mais on ne peut que saluer la possibilité de découvrir de nouvelles sonorités, cultures, instruments qui nous permettent de voyager, pieds immobiles et paupières closes.
On pourrait penser le sujet essoré, mais il n'en est rien. Cette conclusion n'en était pas une.
Car moi qui ne suis pas musicien, j'ai reçu le cadeau d'une fille musicienne. Et avec elle, la joie extraordinaire de choisir ma musique sur partition. Je les achète en librairie, puis rentre les déposer sur son pupitre, où je les ouvre à une page choisie pour la beauté de son titre. Enfin je m'assieds, croise les jambes et attends. Il ne me reste qu'à m'en remettre à la nature profonde des choses et des êtres.
Attirée par mon manège, ma fille s'approche immanquablement, s'assied, pose sa guitare délicatement sur ses genoux, fronce un peu les sourcils pour mieux regarder les notes sur les portées, assouplit ses doigts qui déjà dansent, puis interprète le morceau de toute son âme, presque sans s'arrêter ni hésiter. C'est un petit concert rien que pour moi qui se déroule, et je ne me lasse pas de m'étonner de sa capacité de déchiffrer un morceau qu'elle n'a jamais vu ni entendu auparavant comme si elle le connaissait depuis toujours.
Parfois je l'enregistre. Alors se produit une alchimie étrange : c'est un peu comme si je retrouvais mes cassettes d'antan - les bobines en moins et le talent en plus.