
Pourquoi lui, et pas moi ? pourquoi moi, et pas lui ? Ces questions m'assaillent quand je pense à mon grand frère.
J'ai grandi dans le sillon d'un aîné dont j'admirais les pensées et les gestes. Il était beau et drôle - l’œil qui frisait, le geste tendre. Sa démarche sportive et dansante évoquait le Belmondo des jeunes années. Je m'entraînais devant la glace à lui ressembler, sourire en coin, yeux pétillants, une répartie sur le bord des lèvres.
Il avait quinze ans de plus que moi. Je pensais que c'était un fait établi. Je n'en suis plus si sûr aujourd'hui, quand certaines années paraissent compter double. Mon frère a connu les matelas de carton à même le bitume, alors qu'au même moment je faisais la sieste sur une pelouse moelleuse. Il a vieilli plus vite que moi ; il s'est abîmé. Ses cheveux ont blanchi à la lumière de la lune.
Pour lui, tout avait bien commencé pourtant : une prépa', une grande école, des idées et du charme, son nom en lettres élégantes sur une jolie carte de visite.
J'avais grandi, et le héros de mon enfance m'apparaissait accessible. Bien sûr, j'avais remarqué la peinture craquelée de mon idole, ci et là, et l'éblouissement de ma jeunesse avait cédé sa place à une affection sincère, teintée d'une admiration nouvelle : je découvrais l'homme, j'étais touché par ses failles. Je trouvais sa bravade superfétatoire, mais elle persistait à m'amuser. À présent que nous étions tous les deux adultes, nous parlions d'égal à égal, même si je sentais à son imperceptible gène que mon frère eût aimé conserver intacte son aura.
Il avait aimé lire sa gloire dans mes yeux d'enfant. Je ne le savais pas, mais sa vie s'enlisait à présent dans l'ornière des zincs accueillants - oasis éthyliques qui, adoucissant les contours de son quotidien, l'éloignaient de son travail, de sa compagne et de lui-même. De verres remplis en vers vides, il glissait vers une muette solitude.
Peu à peu, nous avons tissé un lien nouveau, entre rivalité et complicité. Il me voyait me briser, comme lui auparavant, et sans doute cela le rassurait-il. Alors, quand j'ai relevé la tête, nettement, je crois qu'il s'est vu sombrer une seconde fois. Plus tard, lorsque je lui ai tendu la main, il dû penser que mon aide appelait un sentiment de gratitude dont il ne voulait pas. La vérité, c'est que je m'en fichais pas mal : j'aurais simplement aimé le prendre dans mes bras, comme deux frères également fragiles, un rien plus forts de l'être ensemble. Sa main a échappé à la mienne tandis qu'il titubait vers des jours plus noirs.
Mon frère et moi connaissons des destins croisés-décroisés ; notre histoire est celle d'une rencontre qui ne s'est jamais faite. La jalousie de l'aîné, la déception du cadet ont eu raison d'une fraternité qui pourtant n'était pas feinte. Il s’imaginait un destin immense et il a vacillé devant la tâche. Il lui aurait suffi d'être lui ; il n'y est pas parvenu. C'est difficile de n'être que soi.
Mon grand frère ne verra jamais mon jardin. Il ne connaîtra pas mes enfants. Il restera une épingle punaisée à mon cœur qui me fait saigner goutte à goutte. Je me suis habitué à cette douleur. C'est ça, le pire : s'accoutumer oublier un être qui pourtant demeure, respire un même air ; mais que l'on ne voit plus, ne sait, ne connaît plus. Quelqu'un que l'on n'arrive plus à reconnaître ni retrouver. Quelqu'un qui vit sur la tranche de la vie et que l'on ne parvient plus à percevoir.
Nous avions un truc, mon frangin et moi. Un ciment puéril et puissant : le signe des frères. Le pouce par ci, la paume par là... à la place de nous serrer la main, nous exécutions une quinzaine de mouvements cabalistiques en nous regardant droit dans les yeux. Nous riions de nous, nous moquions gentiment de notre cérémonial.
La dernière fois que j'ai croisé mon grand frère, il m'a serré la main. Pour la première fois. Il m'a serré la main comme à un inconnu. Le signe des frères avait disparu de sa mémoire. Avec le reste ; notre histoire, nos sourires, nos disputes, notre complicité difficile.
Je pense à toi mon frère. Je pense à ton regard - gravité purulente derrière un rire feint. Je sais depuis le début ta tristesse. Que voulais-tu que j'y fisse, moi, le petit frère ? Moi et mes tourments, mal imprimés dans le sillon des tiens ? Peu importe : je m'en veux, je me déteste de n'avoir su te le dire assez tôt.
J'aime mon grand frère, profondément. Il vit quelque part en France, pas si loin de moi. Pourtant, certaines vapeurs me l'ont volé, l'ont volé à ma vie, et à la sienne propre. Le souvenir demeure, et je rêve souvent de son beau visage sur lequel un sourire masque maladroitement la tristesse.
Je serai toujours le petit frère de mon grand frère.
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