vendredi 9 novembre 2018

Planter quelques sourires

Dans le monde soyeux de la philosophie, les doctrines et théories se succèdent et ne se ressemblent pas. À y regarder de plus près, les différentes écoles de pensée semblent même prendre un certain plaisir à se contredire. Vous conviendrez avec moi que cette caractéristique amusante n'est pas sans comporter un risque de déstabiliser le chaland, qui parfois cherche simplement, au hasard de ses lectures, le tout petit supplément de sagesse qui pourrait éclairer sa vie. 

Je le sais d'autant mieux que j'ai été (et suis encore) bien souvent ce chaland. J'aime bouquiner. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours aimé bouquiner. Mais aujourd'hui, ce n'est plus ma seule étoile : depuis quelques années maintenant, je me suis abonné à l'école des sœurs-copines. Et force est de reconnaître que c'est indubitablement la boussole la plus sûre qu'il m'ait été donné de suivre.


Lao Tseu : hmm, ça ne vaut pas les sœurs-copines, mais c'est pas mal quand même

Tenez, prenons un sujet au hasard : le temps. Un cas d'école. Pas évident, je vous l'accorde. Mais il nous faudra au moins ça pour mettre en lumière l'incomparable sagesse de mes deux adorables penseuses en herbe.

Abordons tout d'abord le sujet coté philosophes. Choisissons deux protagonistes au hasard. Tiens, par exemple : il n'est pas né, celui qui mettra d'accord Bergson et Spencer au sujet de l'épistémologie du temps et de l'espace. Et ce n'est pas moi qui vais m'y coller, croyez-moi ! 

Car ils étaient ainsi, nos glorieux aînés : ils ne pouvaient pas s'empêcher de défendre bec et ongles leur point de vue dans des ouvrages aussi fascinants qu'interminables - mais fort pratiques cela dit quand on a besoin de caler la bibliothèque du salon. Ils en faisaient une question de principe, qui occupait généralement leur vie entière, ce qui a eu pour conséquence la production d'une œuvre d'une densité et d'une profondeur spectaculaires. 

Ce n'est rien de le dire ; mais encore faut-il le lire, tout lire, et relire, pour être sûr de ne rien manquer. C'est un réel plaisir, certes, mais qui s'inscrit dans la durée... - le temps, encore lui.

Et bien avec les sœurs-copines, vous n'aurez pas ce problème : elles oublient invariablement leur débat initial (ainsi que leurs éventuels désaccords) en moins de temps qu'il n'en faut à une ipomée pour faner. Cette caractéristique confère à leur œuvre un sens de la synthèse époustouflant. C'est bien simple, la philo, avec des professeures aussi iconoclastes, c'est doux comme du miel et rigolo comme une comptine.

Mais revenons au temps, si vous le voulez bien. Bien loin des considérations bergsoniennes évoquées supra, j'ai bénéficié d'une petite leçon que j'aimerais assez partager avec vous. 

Allez, venez, ne soyez pas timides ; invitez-vous avec moi à l'école des sœurs-copines ! Nous allons prendre un cas concret tout frais : il date tout bonnement de ce jour.

Ce matin, à l'aube, je réfléchissais - un catalogue dans une main, un crayon dans l'autre - à une future plate-bande. Bien sûr, je l'imaginais toute de bulbes printaniers vêtue. Ou plutôt, j'essayais désespérément de l'imaginer. Car en réalité, je me sentais surtout pris par le temps : bientôt la mi-novembre... et moi qui n'avais pas la moindre idée de la façon dont j'habillerais le printemps ! 

Je traçais des lignes et dessinais des courbes, choisissais quelques bulbes parmi mille, modifiais mes choix, rayais, biffais, effaçais, pour écrire à nouveau, réfléchir, réfléchir encore, me décider, crayonner à toute allure, réfléchir une fois de trop... et tout recommencer. L'œil sur le sablier, l'angoisse sourde, rugissante, là, au fond de mon ventre, et qui s'échappait jusqu'à faire trembler mes mains moites. 

Tulipe or not tulipe ?

Et dire que dans quelques minutes il me faudrait conduire mes enfants à l'école ! Quelle vie que cette vie, où l'on court toujours après le temps qu'on n'a pas !

J'en étais persuadé : à trop courir l'automne, j'allais perdre en sus le printemps.

Pendant ce temps là, à côté de moi, les sœurs-copines avaient entrepris d'effeuiller leur grand sujet du moment : Noël. Elles prenaient leur temps pour le faire, comme s'il n'était pas question d'aller à l'école aujourd'hui. La première, avec des étoiles dans les yeux, faisait à sa cadette la liste des cadeaux qu'elle pensait voir apparaître sous le sapin.

Sœur-copine 1 : ...cadeau 231 : un pyjama lapin, cadeau 232 : une robe renard, cadeau 233 : une guitare, cadeau 234 : un vélo violet, cad...
Sœur-copine 2 : Hé ! Copine ! Au fait, c'est quand, Noël ?
Sœur-copine 1 : Hum... [elle compte sur ses doigts] c'est dans... les doigts de mes deux mains, plus les tiennes, plus celles de Papa [elle recompte]. Et ceux de nos pieds aussi. 
Sœur-copine 2 : Et ben dis donc, copine ! Tu crois qu'on sera devenues des mamans à ce moment-là ? [elle réfléchit] Pour le pyjama lapin, on devrait peut-être demander une taille au dessus, du coup.
Sœur-copine 1 : [elle a les yeux dans le vague, ce qui signifie qu'elle s'apprête à renverser la table des évidences] Le vent se lève. On devrait plutôt aller jouer. Il va y avoir de nouvelles feuilles mortes !
Sœur-copine 2 : ... [elle est déjà en chemin]

Sur ce, les sœurs-copines oublièrent complètement leur préoccupation initiale et sortirent jouer dans le vent (sans manteau, mais est-ce utile de le préciser ?).

petite fille tient une feuille d'érable
L'enfance, ou l'art de la feuille parmi toutes...
Le vent, quel vent ?

Moi, je suis resté immobile quelques secondes. Inutile de vous dire que j'étais un tantinet songeur. Je sentais qu'il y avait là un truc que j'avais complètement oublié en chemin, quelque part entre l'enfance et la paternité... un truc qui n'était cependant pas irrattrapable. 

Soudain, j'ai su que dormait au fond de moi, intacte, cette merveilleuse aptitude à ramasser une feuille et à la considérer immédiatement comme la plus belle du monde entier. Qu'elle ne demandait qu'à se réveiller. Là, maintenant ! Alors j'ai enfilé un manteau, hésité un instant, avant de le retirer, le reposer sur son cintre, et de sortir jouer dans le vent avec les sœurs-joyeuses, en bras de chemise... et en riant.

Je ne pensais à rien. Je jouais avec mes filles. C'est si difficile, c'est si facile, de ne penser à rien. Ensuite, je me suis assis et j'ai respiré, à poumons apaisés. Je n'ai aucune idée du temps que ça a duré. Ça n'a précisément aucune importance. Je ne me rappelle pas non plus avoir eu froid.

À présent, je m'en souviens : j'aime l'automne et j'aime le vent.

Le vent se lève, murmurent les feuilles. Et les fleurs de s'agiter, et le jardinier de s'inquiéter pour elle. Soudain, ses cheveux se font feuilles à leur tour et dansent dans la brise. Alors ses yeux brillent, brillent comme des étoiles de jasmin d'hiver ; et son inquiétude s'en va danser une valse avec les feuilles. 

J'aime le vent l'automne. Il cadence le mouvement des saisons. Rien n'est comparable à la caresse du vent : c'est terriblement doux et infiniment puissant.

Parfois, quand je suis dans le métro, j'ouvre une fenêtre et ferme les yeux ; j'imagine que l'air qui me décoiffe est un vent qui me vient de l'Ouest, du Nord, de tous les jardins du monde, du Sud et de l'Est, de si loin que je ne peux aller à sa rencontre qu'à la force de mon imagination.

Oui, à présent je me souviens de l'essentiel. 

Ce matin, sur le chemin de l'école, après avoir remis de bon cœur leur manteau, les sœurs-copines ont continué à courir après les feuilles. Moi, c'est après le temps que j'avais cessé de courir. 

petite fille en manteau
Professoeur copine : le retour du manteau !

Le frère terrible et délicat nous a accompagné, avec son tout petit sac à dos et son immense sourire. L'aînée faussement exemplaire nous a regardé partir de la salle à manger, d'un œil, le second rivé sur son bouquin du jour, en sirotant pour le petit-déjeuner une soupe miso à la paille. Nous avons joué dans le vent en chantant jusqu'à l'école. Où nous sommes arrivés à l'heure.

Poacées, bouquin et soupe miso : plaisirs d'automne
trois enfants se tiennent la main
Sœurs-copines et frère coquin

Il ne faut pas attendre le printemps. Il faut seulement l'imaginer, les deux pieds dans l'automne. 

Je suis rentré à la maison et j'ai commandé des bulbes sans me demander s'ils étaient forcément ceux qui conviendraient parfaitement. J'en ai pris qui me plaisaient, tout simplement. Je les planterai en goûtant l'immense plaisir de les confier à la terre. J'ai dessiné mon massif à la manière des sœurs-copines : en débordant largement, pour le plaisir de la couleur, à l'envie.


enfant peint
La couleur et l'envie !

Au fond, si je devais résumer ma leçon de jour à Bergson, je lui dirais un truc comme : "Dis, Henri, si tu posais ton crayon, un instant seulement, histoire de venir perdre un minuscule bout de temps dehors avec nous ?". Quelques minutes pour une infinité de sourires.

Parce que, de perdre son temps à prendre son temps, il suffit d'ajouter une lettre, d'un trait de plume, puis de jeter le tout au vent... et de le laisser mélanger l'instant comme il lui plaira.
 
 

enfant saute dans le soleil
Et dans notre imagination, le printemps fut

20 commentaires:

  1. la sagesse vient bien entendu de la bouche des soeurs copines

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    1. Les sœurs-copines se défendent bien en matière de sagesse. D'un certain point de vue en tout cas. Parce que là, au moment où, j'écris, à les voir sauter sur le canapé avec leur yaourt dans la main, cinq minutes avant de retourner à l'école, j'ai comme un doute.

      Bonne journée, merci d'être passé nous lire.

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  2. Les sœurs copines vivent l'instant sans temps, c'est à dire le moment présent. Les bulbes de tulipes confiés à la terre cet automne nous offrirons au printemps de joyeux présents

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    1. C'est exactement ça : confier des bulbes à la terre. Avec une infinie confiance, donc. En laissant le printemps nous faire la surprise du rythme du spectacle, qui lui n'est jamais tout à fait prévisible.

      Bonne semaine !

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  3. L'idéal c'est de voler du temps au temps qui passe et le faire sien, le teinter de joie et du plaisir de vivre, le saupoudrer d'un peu de soleil qui n'est souvent pas avare en cette saison quoique un peu frisquet et des feuilles mortes pourvues que ces dernières fassent le lit d'un jardin qui au printemps retrouvera la joie des fleurs et des parfums toujours éclaboussé d'étincelles de ce soleil bienfaiteur (quoique un peu brûlant cet été)
    Passe un très joli week-end au soleil, ça me fait penser qu'il va falloir que je dessine mes massifs et là j'ai pas envie ;-)
    Amitiés et belles journées

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    1. Bonjour Chris,

      J'ai récemment décidé de ne dessiner mes massifs qu'aux moments où j'en ai envie. Et si vraiment l'envie ne vient pas, je sauterai un cycle de saisons ! ce n'est pas si grave !

      Et puis, en ce moment, avec la pluie dehors, c'est plutôt sympa de prendre une grande feuille et un crayon, non ?

      Je te souhaite donc de dessiner, en y prenant beaucoup de plaisir, de très jolis massifs, qui viendront embellir un peu plus ton jardin, déjà fort fourni en matière de joie des fleurs et d'étincelles de parfum !

      Bon lundi !

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  4. Bonjour Geontran, quel magnifique récit. Les enfants nous en apprennent beaucoup, ils sont logiques et surtout, ils vivent le moment présent. Merci pour ce beau cadeau de lecture.
    Bon week-end avec mes amitiés et je me réjouis de voir tes belles tulipes au printemps prochain.

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    1. Je ne manquerai pas d'écrire mes tulipes au printemps. Je suis sûr que les sœurs-copines et leur logique infaillible goûteront le plaisir de les voir sortir de terre.

      Bonne semaine, qui ici commence sous la pluie - pour ma plus grand joie.

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  5. j'aime te lire !! et rêver avec toi et les soeurs copines...
    ce matin j'imaginai le printemps aussi ... avec mon crayon et mon imagination !!
    merci pour ce doux momnt

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    1. Un crayon et l'imagination font un équipage qui ne connait pas de limite !

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  6. Bonjour Geontran,
    Bergson? le nom m'évoquait bien quelque chose mais un p'tit tour sur le net pour me remettre ça en mémoire a été nécessaire! Ah oui! Un sujet de term. envolé avec le temps,une trentaine d'années quand même ;-)Je préfère la théorie des soeurs-copines, qui prennent le temps comme il vient d'une manière plus rigolote que le philosophe ;-)
    A chaque plantation de bulbes, je m'apprête à faire des plans pour les repérer mais bien sûr, je ne le fais jamais, "je m'en souviendrai..." pensé-je, fort naïvement et un brin flemmarde! Maintenant que je suis en train d'y réfléchir, voilà qu'une idée me vient... Merci Geontran! Quant à tes tulipes, elles auront la couleur de tes coups de coeur et feront fleurir des sourires au printemps:-)Bon dimanche Geontran!

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    1. Tu as tout dit : les tulipes doivent simplement avoir la couleur des coups de cœur. Les sourires de printemps prendront ainsi la suite des sourires d'hiver, ceux qui mûrissent à la chaleur du feu de cheminée.

      Bon lundi, Nathalie, heureux et pluvieux

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  7. Ah quelle sagesse des soeurs-copines: Vivre l'instant présent sans se soucier ni du passé ni de l'avenir. Ca fait tellement de bien. En attendant il pleut et mes bulbes ne sont toujours pas plantées.... mais ce n'est pas grave. Bonne journée (sûrement trop pluvieuse pour shooter dans les feuilles!)

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    1. Mes bulbes comme les tiens dorment, dans ma cabane de jardin, en attendant que je daigne les planter. Et moi je paresse dedans en admirant la pluie dehors...

      Belle journée ; lundi doux et délicieux, Judith !

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  8. Les plantations les plus précieuses sont effectivement celles des sourires.
    Bonne fin de dimanche.

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    1. Oui. Et ce sont également les plus florifères !

      Bon début de semaine ; pluvieux un peu, beaucoup, passionnément.

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  9. Heureusement que nos loulous sont là pour nous rappeler souvent la leçon ;-)
    is moi, quelle est donc cette jolie plante aux feuilles tachetées de blanc, sur ta première photo ? J'aime beaucoup.
    Belle journée G. bises

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    1. Bonjour Estelle,

      Cette jolie plante tachetée se nomme Scindapsus pictus. Elle est particulièrement facile à réussir et sa couleur est d'une grande douceur que sa forme ne contredit pas.

      Belle journée de pluie - enfin.

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  10. les soeurs copines sont particulièrement dans l'air du temps, où la consommation des biens (Noël for example) nous entraine dans des dépenses inappropriées, mais ces petites filles fort sages au demeurant sont vite passées du coq à l'âne (si tu veux bien que j'écrive ça) pour vivre le moment présent avec toute la hardiesse qui caractérise les enfants..
    je n'ai rien acheté cet automne pour le jardin, j'ai eu trop de peine à le faire survivre cet été, maintenant je laisse la nature faire sont travail..
    bonne soirée avec tes enfants, à bientôt Geontran

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    1. Bonjour Catherine,
      Les sœurs copines sont un modèle pour ma modeste humanité. Passer du coq à l’âne, comme tu l’écris avec raison, c’est tout simplement vivre le présent sans aucun filtre.
      Bonne journée hivernale !

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