vendredi 30 avril 2021

La majuscule




J'étais un tout jeune homme quand je suis devenu Papa. Je dis "Papa" et non père, car ce sont les mots des enfants qui comptent. J'écris Papa, avec une majuscule, parce que depuis que je suis Papa je n'ai plus vraiment besoin de prénom. 

Je suis devenu Papa comme on répond à un appel. C'était un cri, une délivrance... un élan ! C'était un caprice, un pari. Je ne pouvais pas savoir que tout se passerait bien. En réalité si : je le savais parfaitement, là, tout au fond de moi. Ne me demandez pas comment. Je le savais, c'est tout. Sans doute ai-je tellement ignoré le reste que j'ai su voir l'essentiel.

Je suis devenu papa avec l'intuition que cela, je saurais le faire. Pour la première fois je n'avais pas peur. Je suis devenu Papa avec une titubante et infinie confiance. Je suis devenu Papa de toute mon intuition. J'ai beaucoup d'admiration pour les parents qui n'avaient pas cette évidence chevillée au cœur, pour leur courage - moi qui n'ai pas eu besoin de courage pour devenir Papa, seulement d'insouciance

Je suis devenu Papa dans des circonstances qui auraient fait renoncer n'importe quelle homme doté d'un soupçon de raison. Je m'en fichais éperdument. Je n'ai écouté que mon instinct. Quand la raison se fait fumée, l'instinct devient la seule branche solide. Être Papa, c'était bon et doux ; c'était un baume apposé sur une contusion de date ancienne ; c'était un filtre aux mille couleurs déposé devant mon regard. Je suis devenu Papa et je me suis réconcilié avec le temps présent et à venir.

Devenir Papa relève d'une décision intime et personnelle. On accède à la parentalité à deux, certes, mais on peut devenir Papa au fond de soi seul - je le sais, je l'ai vécu, une fois. Ensuite seulement j'ai su partager ce privilège, trois fois. 

Je suis devenu Papa quatre fois, quatre fois pour la première fois. La vie n'a pas été avare avec moi : je suis le Papa bienheureux de quatre enfants, tous différents, chacun extraordinaire.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Je suis devenu Parrain sur le tard. J'écris Parrain, avec une majuscule, parce que j'entends cette majuscule quand elles m'appellent Parrain et que ce sont, là encore, les enfants qui décident. 

Et puis, ça me fait un deuxième prénom. Papa, Parrain.

Je piaffais d'impatience, mais cette joie-là n'était pas de mon ressort. J'attendais en vain qu'on vînt me solliciter. Las ! devenir Parrain se reçoit mais ne saurait se demander ! Je ne décidai donc de rien et goûtai le sel de l'attente.

Le temps a passé. Et puis en une poignée d'années deux de mes sœurs m'ont demandé de devenir le Parrain de leur benjamine. J'ai d'abord pleuré d'une émotion plus grande que moi. Ensuite, j'ai fait ce que je savais faire : j'ai pris soin de mes filleules, à ma mesure ; et j'ai joué avec elles, à ma démesure. Au-delà de la mission de (modeste et discrète) sentinelle qui est la sienne, un Parrain doit essentiellement savoir s'amuser. Il faut s'allonger sur le sol, une peluche dans la main gauche, un kapla dans la main droite, et ne penser qu'à inventer, interpréter, vivre, raconter des histoires. Chaque jour passé sur terre mérite son lot d'un millier d'histoires.

Je suis l'heureux Parrain de deux filleules vives et adorables. J'en suis honoré et fou de joie. Elles ont en commun d'être citadines, et je leur apporte des morceaux de ma campagne que nous plantons à quatre mains dans leur petit jardin. Je partage avec elles ma fantaisie, mon enfance éternelle, mon imagination à fleur de rêve. En retour, mes filleules me font le présent d'une altérité souriante, qui renverse mes vérités vacillantes. Quelle chance que la mienne ! Quelle confiance que la leur !

Je n'aurai évidemment pas assez d'une vie pour remercier mes sœurs de m'avoir choisi pour revêtir aux yeux de leur enfant le costume du rire bienveillant, alors cet article sera une bonne occasion de commencer ce travail de Sisyphe.




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Être Papa puis Parrain, c'est recevoir la vie après l'avoir donnée.

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Voilà, c'était le centième. Centième article publié sur ce blog. Merci sans compter à toutes mes lectrices et lecteurs. Sans vos yeux pour les lire, mes phrases résonneraient dans le vide. Vous me donnez foi et confiance dans la beauté du monde et des mots.


mardi 27 avril 2021

Passé l'hiver


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était une fois un homme dans son hiver. Ce n'était pas un hiver long ; c'était un hiver de toujours. D'aussi loin qu'il y songeait, l'homme avait connu l'étreinte de la glace. 

Avant, il avait été un enfant, mais il ne s'en souvenait plus. Sa mémoire avait pris au froid, un jour qu'il s'était attardé hors du foyer, s'amusant à expirer fumées et volutes pour égarer son regard sur les choses. Une poignée d'heures plus tard il n'avait pas retrouvé son chemin. Ce n'était pas une fugue, simplement une escapade qui avait mal tourné. 

De la joie au givre, il n'y a qu'une poignée de degrés. Du givre au dégel, il y a une infinité de millièmes de seconde.


L'enfant avait attendu le printemps et le printemps n'était pas venu. Alors il avait décidé de faire de cette banquise une terre d'errance - pour le temps que cela durerait. Sa jeunesse avait passé au tamis de l'attente. Elle était devenue neige poudreuse, qui tombait sans cesser, opaque et filandreux rideau, cachant à ses yeux les signes des jours allègres. 


L'enfant devenu homme biffait à présent les jours dans son calendrier : à chaque révolution accomplie il s'étonnait de voir le printemps se dérober.

Les jardiniers comme les promeneurs le savent bien : le printemps n'est pas une affaire de date, mais la seule question d'un élan. L'homme lui ne le savait pas, alors il continuait d'attendre un temps qui ne viendrait pas.


Un jour qu'il grelottait, l'homme sentit une étrange tiédeur qui réchauffait sa nuque. Il se tourna, mais ne vit rien d'autre qu'un talus, un blanc et pauvre talus, à la pente raide et dont la neige peinait à masquer la nudité. Cette fois pourtant l'homme ne haussa pas les épaules. Il n'avait pour cela aucune raison particulière, simplement l'intuition d'être au bon endroit au bon moment.

L'homme s'approcha du talus, les yeux fermés, la main grande ouverte, paume dirigée vers l'avant. Il se laissa guider par ses seules impressions, quelques nuances de froid, le souvenir du foyer. Il tâtonna quelques instants, puis dénicha sous la neige la faible source de chaleur qui était venue désorienter son hivernation. Là ! une minuscule ampoule, à demi enterrée ! Il creusa de ses doigts glacés et entreprit de dégager un bouquet de feuilles tendres que surmontait une curieuse lampe au cœur orangé. 

L'homme ne le savait pas, mais il contemplait une de ces primevères qui s'étalent en tapis sur les talus au déclin de l'hiver. L'homme ne le savait pas, mais il venait de trouver le printemps. 


Il tourna la tête avec une infinie précaution. Il sentait de tout son être que le monde avait changé. Il ne voulait pas éteindre d'un geste trop vif les mille feux qui s'allumaient partout autour de lui.

Rien ne bougea ; et pourtant tout bougeait.


 

Il n'y avait plus de neige alentours. Il n'y avait plus que des fleurs ; des fleurs partout ; et la vie faussement immobile qui fourmillait. L'homme avait trouvé le passage qui menait vers la vie. Instantanément il l'avait embrassée toute entière. Il comprit que depuis le début c'était lui qui s'était refusé à elle, et non l'inverse.

Depuis le premier jour, en réalité, la neige ne tombait pas du ciel, simplement de ses cils jusqu'à ses pommettes. La neige tombait en lui comme un rideau épais.

L'homme s'assit sur un coussin d'herbe tendre et fêta sa délivrance d'une larme séraphique. 

À l'heure où je vous écris, il pleure encore - de joie - son hiver passé.

 



vendredi 23 avril 2021

Une poussière

 

Il y a dans le fond de mon tiroir,

un tiroir.

Et dans le fond de ce tiroir,

un mystère.

 

Il y a dans le fond de mon œil,

une poussière.

Et sur le fil de cette poussière,

une larme.

 

Elle brûle

(me brûle)

cette poussière.

 

Soudain le silence

se fait flammèche,

flamme,

flammes,

ensuite folie !

 

L'incendie gagne, gonfle, enfle,

consume

ma chair 

toute entière

 

Puis le brasier se tait.


Sous la cendre et sur la terre,

d'amènes devenues amères,

exit armes et prières ;

exit les larmes d'hier.

 

Le foyer tousse

s’éteint.

Pousse

sous le tapis le moi-poussière !

 

Passe l'être

- demeure le mystère.




mercredi 21 avril 2021

Réflexions d'un printemps attendri


 

J'ai aimé, été aimé, et son cœur n'en a fait qu'à ma tête. Comme je ne savais pas si je devais en rire ou en pleurer, j'ai pleuré et j'ai ri. 

Pluie et soleil. Pluie, puis soleil. 

L'alternance fait pousser les fleurs que l'on sème ; pourquoi pas les amours assommées à la volée ?

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J'ai grandi le cœur collé contre le tien si petit, mon enfant ; mon âme frêle tenant toute entière dans ta main minuscule.

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L'objection "ça ne te regarde pas" sonne précisément comme l'aveu du contraire, doublé de l'épouvante qu'éprouvent les adultes devant la perspicacité des enfants.

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Bouton de coccinelle

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Si l'on me sommait de me qualifier en trois adjectifs, je dirais : "sincère, distrait, j'ai oublié le troisième".

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Ma vie n'a pas été avare en découvertes renversantes : mon premier vers de Rimbaud, mon premier verre de Bourgogne, la première fois que j'ai senti le souffle de mon enfant sur ma peau. Une question me taraude maintenant que je tutoie la moitié de ma vie : comment être surpris dorénavant ?

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Chaque fois que je pense avoir épuisé mes réserves de larmes ; un poème, deux notes de musique, le vol d'un oiseau, la voix d'un enfant ; une seule de ces grâces me rappelle que certaines sources sont intarissables.

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En avril, printemps et hiver dansent un curieux ballet : quand on attend des développés du premier qu'ils finissent en arabesques, le second les interrompt d'une glissade dessous-déçu. Le spectateur, lui, oscille entre le manteau et la chemisette.

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Mon printemps et ton souvenir, nos matins frais 

Le baiser de tes iris, et leur parfum et leur malice

- m'embras(s)e à feu vif !

 

 


lundi 19 avril 2021

Un écho

 

Il y a dans un jardin lointain la promesse d'un rosier. L'élu-attendu porte le nom d'Yves Piaget. C'est une magnifique création de Marie Louise Meilland, dont les fleurs froufroutantes évoquent celles des pivoines. 

La jardinière qui a choisi ce rosier (entre tous) a eu la délicatesse de me demander conseil (entre tous) au moment de le planter. Le moment propice, l'emplacement idoine ; des questions simples auxquelles je pouvais répondre. Bien que je ne connusse pas grand chose à la culture des rosiers, je lui ai confié ce pas grand chose en espérant qu'il lui servirait un peu. 

 

Sombres pensées ne résistent pas à la tiédeur du levant

 

Elle m'a avisé : il affrontera une terre pierreuse, sèche, pauvre ; il subira la cyclothymie d'un soleil glacé l'hiver, brûlant l'été. Survivra-t-il à ces conditions difficiles ? Ira-t-il jusqu'à se plaire ? Fleurira-t-il seulement jusqu'au regard de celle qui l'aura planté, nourri et arrosé ?

Je connais la femme derrière la jardinière - peut-être même lui ai-je offert autrefois quelque bouquet au cœur duquel avait chu le mien. Oui, je connais la femme derrière la jardinière, et je lui souhaite toutes les roses du monde. Elle les mérite largement, sans compter celles que je lui enverrai en pensées. C'est amusant, mélanger les roses et les pensées - c'est un peu comme si l'on offrait à une reine la modestie qu'elle ne saurait réclamer.   

 

Mes pensées sous la rose

 

J'enverrai une rose en pensée pour chacune de ses humeurs :

Les roses qui éblouissent comme un soleil d'août ; celles que l'on regarde avec le nez, les yeux clos, prisonniers d'une joie indéfinissable. Celles qui étaient plus belles encore avant d'éclore, quand leurs boutons blanc-rosé demeuraient un mystère. Les imprévisibles enfin, dont chaque aperture donne une représentation nouvelle. 

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Certains rosiers sont parfaits sans avoir besoin de l'être vraiment. S'y piquer même peut alors apparaître comme un privilège. Certaines femmes présentent cette même singularité, et la goutte vermillonne qui perla jadis à mon âme témoigne de cet achèvement.  

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Il y a dans mon jardin un rosier 'Yves Piaget'. Je l'ai planté dans la ferveur d'une faveur qui me fut faite, d'abord ; mais aussi en cas qu'une bouture devînt un jour utile à faire revivre un jumeau disparu. Car il en est des rosiers comme du reste : les chances - quoiqu'on prétende - ne sont pas équitablement distribuées.

Celui-là sera exposé aux soleils d'est et ouest à la caresse soyeuse. Ses racines seront enrobées d'une terre riche, un peu collante (je préfère : attachante). Cette glèbe sera amendée sans excès. Ce rosier sera bichonné - un peu plus encore que les autres. Il se plaira comme il me plaira. Il se plaira sans difficulté.

Je lui ai choisi pour voisins : un kalimeris 'Shogun', qui chatouillera ses branches basses sans leur ravir la vedette ; une pivoine herbacée modeste, botanique, qui masquera ses bras nus au printemps ; une euphorbe au feuillage pourpre, pour le contraste ; un beau miscanthus enfin, dans le rôle ingrat et irremplaçable de la toile de fond. 


Terre nue, cœur vêtu

 

Il fleurira à pleines roses, et je pleurerai comme un passé jeune homme devant l'ourlet fait à mon cœur. Si j'y prends garde, peut-être entendrais-je l'écho d'une émotion résonner à mon ressouvenir. 

C'est là une étrange proposition : et si Yves Piaget, rose horlogère, m'offrait un voyage dans le temps ?

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Il y a et il y aura, à plus de mille lieux l'un de l'autre, deux rosiers jumeaux, deux cœurs amis qui joueront à cache-cache - comme ils savent le faire depuis deux demi-vies.

Dans un autre langage, on dirait d'eux qu'ils sont deux voix combinées en canon à l'octave. 





dimanche 11 avril 2021

Professeur(e)



Ce week-end pluvieux est venu clôturer une semaine qui fut follement renversante. Je vais vous en raconter les péripéties !


Voici d'abord que l'hiver, dans une dernière danse macabre, est venu faire tourner la tête des tulipes. Hier droites et fières, elles se tortillent à présent dans leurs plate-bandes, tige gondolée, tête renversée vers le ciel. La douceur du fond de l'air leur a été volée, alors elles se sont mises à jouer les contorsionnistes pour que perdurent les couleurs. Les tulipes ne sont pas rancunières : en guise de revanche, elle offrent au froid ce qui lui manque - l'esprit follet du feu.



Étrange ballet que celui du jardin trop tôt réveillé... Il semble tomber dans le panneau chaque année ; n'apprend-il pas de ses erreurs ? Les hommes sont ainsi, je le savais ; mais je pensais la nature plus sage. Et bien non : la nature elle-même est le jouet de la nature. Voilà une belle démonstration de l'immanence du vivant.



Pendant que le jardin souffrait à feuilles racornies des frimas tardifs, mes enfants privés d'école hésitaient entre leur joie de voir leur père revêtir à nouveau sa blouse d'instituteur et leur déception de ne plus voir leurs amis. Quant à moi j'oscillais entre mon plaisir de redevenir professeur - plaisir semblable à celui qui fut le mien au printemps précédent - et mon empathie de savoir mes ouailles loin de leurs camarades. 

À l'issue de notre première journée d'école familiale, alors que j'allais acheter notre goûter à la boulangerie avec mes élèves, j'entendis dans la file d'attente le soupir désespéré d'un père accompagné de son petit garçon ; soupir qui m'était manifestement adressé ; et dont la tonalité outrageusement désespérée appelait de ma part un écho confirmatif. Quelque chose du genre : "Pffffffff ! Quel pétrin, tout de même, de se retrouver à devoir s'occuper de nos enfants sans pouvoir les coller devant la télé... n'est-ce pas cher compère ?". 

A contrario, j'infirmai sa détresse ostentatoire d'un sourire immense et, pour faire bonne mesure, claironnai à mon alter ego de circonstance : "quelle chance nous avons, n'est-ce pas, de faire le plus beau métier du monde pendant quelques jours ?". En échange de quoi je récoltai un silence furieux et réprobateur. Sa journée, de médiocre, semblait être devenue maudite. La mienne, de prometteuse, virait enchanteresse.

En vérité, je vous l'écris sans (trop) faire le malin : je ne parviens pas à comprendre la plainte lancinante des parents auxquels on offre le privilège de passer pour un temps derrière le miroir merveilleux de l'enseignement. Certes il faut parfois télétravailler de la main droite et instruire de la main gauche, mais l'art du jonglage n'a-t-il pas lui aussi ses charmes ?

J'en ai parfaitement conscience : je nage à contre-courant de l'humeur chagrine des parents qui frémissent à l'idée d'expliquer à leurs enfants comment former les cursives et calculer l'aire des triangles. C'est pourtant drôlement pratique pour inscrire le nom des plantes sur des ardoises et calculer la surface d'une plate-bande, non ? 

Pourtant, je suis sûr de ne pas être le seul à recevoir avec plaisir certains aléas de notre confinement nouveau. Vous autres parents qui riez comme je ris, ne trouvez-vous qu'on ne nous entend pas assez ?

C'est pourquoi je me suis dit qu'il était de mon devoir d'écrire les plaisirs d'une journée de père-télétravailleur-professeur de 3ème-CM1-CE1-grande section, histoire de contraster un peu avec le bruit ambiant qui exigerait que nous fussions unanimement désespérés de passer du temps avec nos enfants.

Voici donc égrainés quelques rires, sourires et cris d'allégresse, ingrédients d'une recette bancale qu'il convient de mélanger dans le désordre, évidemment, et dont je déploie le florilège sans prétendre à une quelconque valeur d'exemplarité.


Les récréations perdues 


Si vous voulez mon avis, ce ne sont pas les cours qui sont les plus difficiles à reproduire à la maison. Il suffit pour ça d'écouter, sentir, entendre, et surtout restituer sans réciter. Mieux : il faut se contenter d'essayer, sans prétendre réussir à faire aussi bien que ceux qui éduquent nos enfants dans les écoles de la République. Nous ne nous substituons pas ; mais nous pouvons innover. Un jardin, par exemple, fait une singulière salle de classe.


Pour les cours, j'ai trois principes : 1. faire de mon mieux (et jamais plus) ; 2. amuser mes élèves ; 3. chanter les leçons. Ainsi, j'ai non seulement la conscience tranquille, mais encore un air joyeux sur les lèvres.


A contrario, ce que je suis incapable de reproduire à la maison, ce sont les récrés. Je les remplace par des pauses, quelques jeux à l'air libre, en me félicitant d'avoir chez moi une belle fratrie pour mimer la foule des enfants délivrés par la sonnerie. Mais la saveur d'une récré nécessite un ingrédient que je n'ai pas dans mes placards : partager préalablement un certain ennui avec ses copains, qui fait de la délivrance une fête.

 

Le temps pour tant

 

La deuxième idée de ma recette bancroche, ce sont mes enfants qui me l'ont soufflée. J'aurais été bien incapable de concevoir la chose dans ma caboche étriqué d'adulte. Je veux ici parler de la vertu pédagogique de l'orthographe maltraitée. C'est un peu comme la noix de coco : un fruit passablement écœurant, mais dont vous découvrez que l'eau qu'il contient peut vous sauver de la soif.
 
Voici la genèse de la chose : ma cadette a pour l'orthographe une affinité inversement proportionnelle à celle qu'elle nourrit envers le solfège. Je m'explique : donnez-lui une partition de Fernando Sor, avec cinq dièses à l'armure, quatorze liaisons, une poignée de bécarres, quelques appoggiatures et un da capo al coda en guise de feu d'artifice ; et elle vous l’interprétera du premier coup, sans une faute. Son stylo à elle, c'est la guitare. 
 
Bref, cette jeune âme est tout le contraire de son père : malgré mes efforts, je confonds le ré avec le do et le mi avec le fa. Par contre, je m'en sors convenablement avec la dictée de Mérimée. Chacun son truc !
 

 
Pour en revenir à mon sujet, la deuxième épice qui confère à mes journées une saveur sucrée-dorée, c'est la fonction insoupçonnée des fautes d'orthographes. Vous-en doutez encore ? Et bien examinons ensemble ce cas d'espèce, qui m'a été remis ce matin d'une main délicate après que j'avais décidé de remplacer le cours de grammaire par un atelier dessin :
 


Passé l'émotion (oui, sans "e" à passé : l'invariabilité est de mise car ici passé a valeur de préposition) ; passé l'émotion donc, examinons l’œuvre d'un œil professoral. 
 
Nous pouvons noter qu'amour ne s'embarrasse pas usuellement d'un "e" final. Mais voilà un heureux prétexte pour discuter du genre du mot amour, dont on dit parfois un peu rapidement qu'il est masculin au singulier et féminin au pluriel ! En effet, si la deuxième assertion est une vérité incontestable, la première prête à discussion : un amour s'énonce certes, mais si l'on est chanceux on peut vivre une amour. 
 
Paul Valéry ne-nous parle-t-il pas de "cette amour curieuse" ? S'il nous l'écrit, c'est qu'il a dû la rencontrer. Alors moi qui aime tant aimer, j'imagine qu'elle existe, cette amour curieuse, et qu'elle est rare, précieuse, voire unique. Et dans un certain élan, il m'arrive de prétendre la connaître - quintessenciée à battement sourd.

Ensuite, observons le charme du temps pour tant. "Aimer tant" serait aimer beaucoup, certes ; mais "aimer temps", qui nous paraît incorrect au premier abord, pourrait être le secret de cette amour curieuse dont nous parlions précédemment : une amour sans fin ni début, si légère qu'elle pourrait se poser sur une branche morte. Un amour temps. Voilà pourquoi je ne changerai pas un mot, pas une lettre, pas une larme de cette déclaration.

De leurs fautes d'orthographe, chers parents, faisons des débats, des poésies, de la philosophie, du sable et d'or, et alors nos élèves nous étonneront ! Ce qui m'amène à l'assaisonnement suprême de mon école à la maison : 
 

Les chaises musicales.


Et si faire l'école à la maison nous offrait le droit de redevenir élève ? Tous les parents du monde devraient réfléchir à cela : il y a mille choses que nos enfants font mieux que nous. Pourquoi ne pas profiter du temps qu'on nous offre pour recevoir de leur part la leçon que nous méritons ?



Nous l'avons vu supra : la musique et moi sommes de simples amis. Je l'écoute, je l'aime, la chérie, mais n'en joue pas une note. Cette semaine une demoiselle haute comme trois pommes est devenue maîtresse à son tour pour m'enseigner quelques notions - les plus simples : une note qui sonne, un arpège qui exsude une émotion particulière, la sensation du pouce qui bute une belle corde grave. 
 
On nous a parlé de cadeau empoisonné ; quelle bonne blague ! j'ai cueilli cette semaine le plus frais des fruits.  
 
J'ai eu l'immense privilège d'être tour à tour professeur et élève, moi qui ne suis qu'un parent.
 

 

dimanche 4 avril 2021

Le vert amour



 

 

 

 

 

 

 

 

Ce matin, je me suis attardé un instant dans l'antichambre du sommeil. Vous savez ? Ce moment où, si le rêve n'est plus, le réveil n'est pas encore. 

C'est un endroit que l'on n'atteint pas tous les jours, loin s'en faut. Inutile d'en brandir la clé : ce jardin est un secret sans serrure ! Le hasard parfois nous y parachute... à nous de reconnaître notre chance quand elle survient, subrepticement, à pas de songe.


Dans ce narthex vaporeux flottent des idées lumineuses, oreillers de plume qui flottent et réconfortent, et répondent à des questions que nous n'avions pas jugé utile de nous poser. Ce sont des ébauches encore tièdes, à peine sorties du four, et il faut les laisser reposer. Gardons-les pour plus tard, lorsque nous serons sages !


Ce matin, alors que je vaquais dans l'élysée vaporeux j'ai vu - de mes rêves vu - ton nom écrit en lettres de nuée. Il flottait à hauteur de cœur. Je ne l’épèlerai pas ici - superstition oblige ! - mais c'était bien ton nom brodé dans un blanc duvet. 

Par mimétisme, je suis devenu nuage à mon tour. Ô te rejoindre, mon verbe-promesse ! C'était doux comme le coton, douloureux comme une pluie acide. J'étais le jouet des vents ; ils m'ont déchiré, la tête au nord, le cœur à l'ouest. Ce n'est pas facile d'être un signal de fumée.


Un souffle plus tard tu me parlais comme la brise parle aux arbres, en faisant trémuler les feuilles.


Je t'aimais, je t'aimais follement ; d'ailleurs je t'aime encore. Plus exactement, je t'aime presque - faute de pouvoir aimer toujours. Enfin, ce sont les stratus qui le prétendent ; rien ne nous oblige à les croire.

Comme tous les nuages, après avoir pleuré toute ma pluie, j'ai fini par m'évanouir dans un fondu au gris. C'était sublime et pathétique.

Mais - rappelez-vous ! - j'ai tout noté pour plus tard. Le vert amour est un tendre rameau que le temps a lignifié ; il est porteur de bourgeons dont nul ne sait s'ils feront fleurs ou feuilles.

Certains matins sont des rendez-vous : ne les ratons pas. 

 


Au pied du camphrier

Chères lectrices, lecteurs, Après bientôt quatre ans, agapanthes & camphrier va fermer sur ces dernières lignes. J'ai décidé de mig...