jeudi 4 juillet 2019

Le handicap du handicap




Il y a douze ans, dans un bureau sis l'entresol de l’hôpital Necker, deux femmes, médecins, nous annonçaient que notre fille était atteinte d'une maladie métabolique héréditaire. Je me souviens du choix malaisé des mots, prononcés sur un ton hésitant, à la façon d'un écolier récitant une poésie sans parvenir à y mettre le ton. Peut-être avaient-elles répété la scène, jouant l'une après l'autre le rôle du parent assis du mauvais côté du bureau. Mais à l'heure de la représentation, elles devaient se dire que les deux rôles se valaient, finalement. 

C'était archi-faux : je préférais être à ma place qu'à la leur. 





Je n'ai jamais souhaité vivre autre chose que ce que j'ai vécu.

Je n'ai jamais considéré ma fille comme malade. Dans mon esprit, une maladie, c'est un truc qu'on attrape. À ma fille, j'ai cédé mes yeux bleus, sa mère son indéfectible volonté ; et à parts égales nous lui avons offert un cadeau empoisonné : une particularité génétique qui allait lui compliquer la vie. Pas une maladie, non ; une simple différence. Une singularité. On m'a souvent dit que je n'avais pas eu de chance, qu'à un gène près elle aurait été parfaite. J'ai toujours répondu qu'à un gène près elle n'aurait pas été elle ; elle que j'aime et admire tant ; elle qui a fait de moi un homme un tout petit peu meilleur. Je suis le plus chanceux des hommes.

Je me rappelle l'acmé de ce rendez-vous. Sa mère avait voulu savoir si elle marcherait plus tard que les autres enfants du fait de sa pathologie. C'est à ce moment que nous avons réalisé le poids de sa singularité. Précisément, quand nos interlocutrices ont regardé leurs chaussures sans répondre. Car en fait, la question de la marche n'était pas à l'ordre du jour. D'abord, il faudrait vivre. 

Ma petite fille n'a pas cillé : elle l'a atteint, ce premier objectif, et ensuite, pour fêter ça, elle a marché. 

Sa particularité, c'est qu'elle ne marche pas longtemps. Elle est fatigable. Très. Alors elle fait des pauses, elle s'économise. Elle ne renonce jamais. Et depuis quelques mois, elle roule, parfois ; quand la distance est vraiment trop importante - et que la largeur et le revêtement du trottoir le lui permettent. Mon enfant se connaît mieux que je ne me connaîtrai jamais. Elle connaît ses limites, d'autant mieux qu'elle les dépasse régulièrement.

Je n'ai jamais eu peur des mots. J'attache à leur sens un prix infini. Ma fille est handicapée, oui, et ce n'est pas un gros mot. Mais ce n'est pas ce qui la définit ! Ma fille est une exploratrice. Sa carte du monde est chaque jour un peu plus grande. 

Le handicap n'est qu'une infime partie d'elle. Ma fille est tendre et forte, sensible, altruiste, habile de ses mains et de son esprit ; elle est cartésienne, vive d'esprit, persévérante, courageuse, un peu possessive parfois, aimante toujours ; elle est une grande sœur, une cousine, une nièce. Elle est joie chaleureuse et colère froide. Elle est un souffle sur ma joue, qui rythme ma vie depuis le jour où elle est venue lui donner du sens. Et elle est aussi, oui, c'est vrai, handicapée ; mais au fond, ça ne devrait pas prendre autant de place dans une vie, n'est-ce pas ?

Selon les époques, les gouvernements, les modes, le degré de lâcheté ambiante, la terminologie évolue. Officiellement, à l'heure à laquelle j'écris, elle est une "personne en situation de handicap". C'est une chouette périphrase, mais on aurait pu faire mieux, plus indirect encore. On pourrait peut-être changer pour : "personne dont la mobilité réduite confine au handicap". Et tant qu'à y être, on pourrait en faire un acronyme : PMRCH. C'est super, les acronymes, ça évite de prononcer les mots qui fâchent.

Être une PMRCH, donc, c'est pas marrant tous les jours. Particulièrement dans notre douce France, aux trottoirs étroits comme l'esprit de nombre de nos concitoyens. Si je vous en parle ainsi, c'est que je suis un peu courroucé, là, sur l'instant. Je vais vous expliquer pourquoi.

Depuis douze ans, j'accompagne ma fille dans ses difficultés. Je suis "aidant", là encore selon la terminologie officielle. Comme tous les aidants que je rencontre, j'ai d'abord commencé par être seul. Ensuite, j'ai été plus seul encore. Enfin, j'ai été désespérément seul. Aujourd'hui seulement, je commence à comprendre que nous sommes des milliers à être seuls. Seuls avec notre bonne volonté qui vacille, notre aide de bric et de broc, nos solutions du moment à des souffrances pour toujours. Il faut dire qu'à aucun moment je n'ai été informé que les aidants aussi avaient le droit d'être aidés. On appelle ça un loupé. J'appelle ça un scandale. 

L'aide, je suis donc allé la chercher seul. Je l'ai principalement trouvée dans le milieu associatif.

Il y a un an, à l'occasion d'un week-end des familles organisé par la formidable association de lutte contre les maladies mitochondriales, une maman m'a demandé si mon employeur me versait une allocation supplémentaire au titre du handicap de ma fille. "Slgtteojpjojp ?" ai-je répondu. "Un handicap, quel handicap ?". 

Alors, je me suis rappelé que ma grande d'amour ne pouvait pas marcher plus de trois-cent mètres. Que depuis onze ans je la portais pour monter les escaliers. Que depuis onze ans, régulièrement, j'allais la chercher à l'école au milieu de la journée, toute affaire cessante, suite à un malaise. Que depuis onze ans je garais ma voiture à plusieurs kilomètres de notre destination, sans penser un seul instant que nous pussions être légitime à détenir une "carte de stationnement mobilité inclusion" (waouh ! là ils se sont dépassés !). Que depuis onze nous ne bénéficiions d'aucune aide financière, ni d'un fauteuil roulant pour l'aider dans ses déplacements - lorsque nous visitons une fête des plantes par exemple. Que depuis onze ans ma fille était silencieusement handicapée.

Pour autant qu'il fût présent, son handicap était demeuré invisible, comme la lettre volée dans la nouvelle d'Edgard Poe : simplement posée sur un bureau, là où trop d'évidence conduit l'humain à ne pas regarder. Peut-être son excès de courage avait-il lui aussi contribué à ce tour de passe-passe.

C'est bien cela, le handicap : une singularité, qui a force d'être contournée, élimée, évitée, mise à distance, combattue, finit par devenir immense et invisible à la fois. Le handicap en France est lui-même handicapé, du fait, notamment, du manque de volonté concertée des acteurs publics, incapables de passer des déclarations d'intention aux actes. Alors le handicap demeure immobile, ne se déplaçant que péniblement, sans progrès notable dans sa prise en charge et surtout dans sa perception.

Heureusement, des initiatives personnelles nous ont révélé les réelles capacités d'empathie et d'action de l'être humain. Des personnes formidables nous ont aidés, à des moments importants ; d'autres nous ont simplement souri, ce qui est immense, et je leur suis infiniment reconnaissant. C'est bien l'inaction des institutions qui nous mine, jour après jour, plus que les heurts des individus.

Si j'écris à ce sujet aujourd'hui, sans métaphores florales ni périphrase, c'est parce que le vase de ma patience a brusquement débordé, en même temps que les pétales qui me recouvraient les yeux (ah, tout de même, je ne peux pas résister longtemps !) ont chu de la fleur abîmée de ma compréhension.

Laissez-moi vous expliquer :

Ma grande fille, à présent pré-ado, est aujourd'hui officiellement reconnue handicapée. Elle a une jolie carte qui en atteste, qui lui permet d'être prioritaire aux caisses - à condition toutefois de hausser la voix de trois ou quatre tons. Elle est parfaitement intégrée dans son collège. Il s'agit d'un établissement public classique, dans lequel elle suit une scolarité à peine aménagée. Elle est une élève brillante, appliquée, volontaire. Elle aide ses camarades en difficulté scolaire. 

Pourtant, j'ai dû me battre, parfois quotidiennement, pour obtenir des facilités qui relèvent du bon sens : un double jeu de manuels scolaires, une priorité à la cantine, une limitation des déplacements au sein du collège, une autorisation d'employer une sortie la rapprochant de notre maison... Des petits riens qui changent tout. Dans cette quête, j'ai heureusement pu compter sur des personnes formidables. Une poignée de cœurs affleurants, pour compenser l'indifférence et la gène qui sont hélas la règle. Des regards francs, des paroles claires, une professeure principale qu'une vie ne suffirait pas à remercier.




Un point a cependant mis ma tolérance à mal cette année : quinze jours avant un voyage scolaire, elle s'est vue refuser d'y participer d'une manière fort diplomate - jugez plutôt !... : par le retour à l'envoyeur (moi) du chèque devant honorer les frais du voyage. Sympa.

Vous vous dites sûrement que vous auriez réagi de façon tempétueuse, faisant immédiatement valoir les droits de votre enfant. Ce n'est pas si simple. J'ai certes été tempétueux, mais nous nous sommes tout de même assis sur le voyage. Ma grande fille ne voulait plus le faire, tout simplement. C'est cela aussi, le quotidien : des plaisirs ravalés, qui de sucrés deviennent amers.

Accompagner un enfant handicapé dans sa scolarité est un équilibre permanent. Il faut intervenir lorsque la situation l'exige : mais il faut parfois le faire sans excès, pour ne pas isoler votre enfant, l'effrayer, ou simplement accentuer sa différence. Cette différence doit rester sa force et notre devoir est de tout faire dans ce sens.

Hier, j'ai appris indirectement que sa participation à un prochain voyage, pour lequel nous disposons de plusieurs mois d'anticipation, pourrait être soumise à l'autorisation de la Principale de l'établissement. À ce moment, l'outrage s'est brisé sur le mur de ma résolution. La Loi dite "de l'inclusion scolaire" (un bel élan de poésie, une fois encore) prévoit expressément que les élèves handicapés doivent bénéficier des mêmes droits que les autres. C'est à l'école de s'adapter, et non l'inverse. La participation à un voyage scolaire est un droit, pas une grâce accordée.

Cette fois, j'irai jusque là où me mènera ma légitime révolte. Pas simplement pour faire valoir les droits de mon enfant, ce qui ne devrait pas poser de difficulté. Mais au-delà, là où mon devoir d'Homme me conduit à aller. J'informerai les associations, le rectorat, les ministères concernés, le Président de la République, les reptiliens qui dirigent le monde, l'empereur de l'étoile noire, et j'en passe... pour qu'ils réalisent un instant ce que ma fille et moi vivons depuis maintenant douze ans. Peu importe s'ils s'en fichent complètement. Je ne le ferai pas pour obtenir quoi que ce soit. Je le ferai simplement parce que c'est juste.

C'est par cet article que j'ai souhaité commencer. Et s'il aura permis à un(e) seul(e) de mes lecteurs ou lectrices de vivre par procuration, même l'espace d'une seconde, le quotidien d'une petite fille au courage plus grand qu'elle, ou qu'il aura offert un écho fraternel à quelqu'un(e) traversant des tempêtes de la même essence, alors je serais un aidant comblé.

(Complément d'information : suite à une prise de contact de ma part, le collège a tenu à me rassurer concernant la participation de ma fille aux futurs voyages scolaires. C'était une maladresse, une simple maladresse. Naturellement.)

Combien y avait-il de dactylorhizes, sur ce chemin abandonné ? - nous n'aurions su le dire sans les compter et recompter plusieurs fois. C'était, comme le disent les botanistes, "une belle station".

Il y en avait de toutes les nuances du mauve au blanc. Et elles étaient toutes conformes à la description qu'en faisait ma flore : "Plante élancée, souvent robuste (...)". Toutes ? Non, toutes sauf une. Cette orchidée était mal née, certainement, car elle avait poussé horizontalement. Pour elle, ça avait dû être difficile de grandir. Mais elle avait percé les herbes attenantes ; elle s'était redressée et brillait d'une force singulière. Elle y était parvenu de tout son courage, de toute son envie de vivre. Elle portait des fleurs parfaites, presque blanches, d'un mauve qui semblait délavé par les efforts et lui donnait un charme unique. 




Sa mère la terre et son père le ciel devaient être fiers, fiers d'être les parents de cette merveille faite fleur, immensément fiers, fiers à en faire briller le soleil et bruisser l'herbe tout autour.

Les orchidées pour fructifier ont besoin qu'un animal vienne les embrasser. Ce jour-là, un insecte émerveillé a choisi cette dactylorhize entre mille pour lui offrir son cœur et son corps. Sous mes yeux, et derrière le rideau de mes larmes.




Et la différence, l'espace d'une seconde, a revêtu les habits du miracle.

Au pied du camphrier

Chères lectrices, lecteurs, Après bientôt quatre ans, agapanthes & camphrier va fermer sur ces dernières lignes. J'ai décidé de mig...