jeudi 31 août 2017

La pensée et les hématies


Ce soir, ma toute jolie grande fille, nous sommes allés marcher dans la nuit parisienne. Tu m'avais accompagné pour visiter une exposition mais une obligation nous a retenus. Tu ne m'en as pas voulu, comme à ton habitude. Je n'ai jamais vu l'ombre de ta rancune. Toi qui aimes glisser dans l'obscurité, tu n'es que lumière.

petite fille dans la lumière de l'ombre
Sans obscurité, point de lumière

Le jour dans la nuit


Je crois que tu as compris très tôt que la vie est une succession d'imprévus.

Il faut dire que, te concernant, l'imprévu devait être pressé tant il fut en avance. Un peu trop à mon goût quand j'y pense.




Tu n'avais pas six mois quand tu es entrée dans ton hiver, à l'automne. Je ne le savais pas encore, mais ton hiver à toi durait quatre saisons.  

Tout était en toi, dès le début, dans l'assemblage subtil et mystérieux de tes gènes. Un peu de moi, un peu de ta mère, quelques formules magiques, et la nature hasardeuse donnait corps à ta singularité. Toi entre mille. Toi et tes hématies qui refusaient de fleurir, ton sang comme une terre aride, ta pâleur de lys, ton regard grave et pénétrant. Ce n'était pas le regard d'un enfant. C'était le reflet d'un corps à bout de forces.

Il y a un peu de feu et beaucoup de neige dans tes yeux. Pas de cette neige qui éteint les flammes, non, mais de celle dont on fait les igloos

Et puis il y a ton sourire, prêt à bondir. Ton sourire qui n'est apparu qu'après ta première transfusion. Au terme de laquelle, le coude bleu et le teint rose, tu as souri à la manière d'une pensée qui éclot. Une pensée avec un cœur de soleil, jaune vif, comme une tête d'épingle scintillante ; une pensée aux pétales qui s'éclaircissent à mesure qu'ils s'éloignent de leur seuil. Tu as choisi de grandir malgré les mauvaises herbes à ton pied. Telle une Pensée sauvage (et têtue). C'est depuis toujours ta fleur préférée : celle des âmes réfléchies, brodées dans le souvenir de leur naissance, aptes à se ressemer à la faveur du vent. 

l'oeil gauche grave
Ombre et lumière
Je ne sais pas où tu l'as trouvé, ce vent qui te porte vers la vie. Ni où tu le trouves encore. Personne n'en sait rien.

Je sais simplement que je n'oublierai jamais ce matin de mars où l'on m'a dit d'un air gêné de profiter de chaque jour, de chaque heure passée avec toi ; ni cet après-midi de mai où tu m'as dit, toi, d'un seul regard, que non, c'était faux : nous profiterions longtemps de la vie. Aussi longtemps que dure la vie, tout simplement. 

sourire des yeux
Lumière d'ombre

Alors le temps a repris son cours ; alors mon cœur qui se retenait de battre a repris sa musique, allegro, comme un écho au tien qui bat si vite. Tu étais née pour la deuxième fois - et moi avec. Je n'avais plus peur. Pourquoi avoir peur à ta place ? Tu n'as pas peur, toi. Tu as regardé la mort sans trembler ; tu l'as regardée comme une vieille amie à qui tu n'ouvrirais pas la porte

Tu la portes en toi - comme nous tous, en fait. Tu n'as pas besoin de feindre d'ignorer : tu as apprivoisé la peur. Tu connais la juste distance.

Tu connais la douleur muette et les cris silencieux. Tu connais la faiblesse qui cloue les mouvements. Et tu sais mieux que quiconque la douceur de respirer. Tu sais l'amour au-delà de tout. Tu sais le présent et le présent seul, comme la brise dans les cheveux. Tu sais la joie, fidèle et entraînante.

Tu la sais et tu la partages. C'est de toi que j'ai appris cela : ressentir une joie vraie vaut beaucoup mieux que l'idée du bonheur. 

J'ai emprunté un peu de ton courage, pour ensuite te le rendre, à petite dose, quand tu en avais besoin

Nous étions toi et moi. Toi ; et moi comme une ombre bienveillante sur laquelle tu dormais, mangeais, pleurais, apprenais à rire. J'ai grandi avec toi. Tu m'as appris tellement ! J'avais tant à désapprendre ! On te dira peut-être le contraire, mais en réalité les adultes ne cessent jamais de grandir - à condition de savoir se baisser pour entendre les leçons des enfants. Les adultes sont des êtres en devenir. Ils ne sont rien d'autre que des enfants qui se sont oubliés en chemin.

C'est en écoutant le souffle de nos enfants qu'on retrouve le nôtre. Je crois que je respire en même temps que toi, ma grande fille, si bien que parfois je suspends ma respiration un instant pour entendre la tienne

Je me rappelle ce temps où nous étions deux dans notre appartement trop grand. L'absence de meuble, le vide que nous avions rempli de nos rires.

Et puis un jour tu es devenue une grande sœur.  Ma grande, ma toute petite, mon adorable moyenne, tu es à la fois ma fille unique et l'aînée d'une fratrie heureuse, si heureuse de t'avoir. Tu réconcilies les contradictions et maries les contraires. Tu es un trait d'union entre les mondes. Ce petit point dans lequel réside l'harmonie. 

petite fille dans l'ombre de l'épicée
Dans la force des feuilles d'été

Le jour de nos nuits


Ce soir, nous sommes sortis et il faisait déjà nuit. Tu avais toutes les raisons d'être déçue et tu étais heureuse. Nous irions à l'exposition samedi matin, voilà tout. Tu aimes la nuit, les nuits pluvieuses, la pluie qui tombe sur la ville. Tu aimes la ville, la pluie et la nuit. La toute première goutte illumine ton visage d'un sourire léger. La seconde te fait rire. Lorsque la troisième atterrit sur ton front, l'air frémit de ta joie.

Ce soir, une longue averse est venue à ta rencontre. Nous avons marché tout doucement, sans parapluie, au rythme qui te plaît. Tu as pris mon bras dans ta main comme tu le fais toujours - ce bras qui t'a longtemps portée. Tu n'as plus l'âge d'être portée, mais tu aimes ce contact simple : ta main qui enroule mon bras, juste au dessus de mon coude, fort et doucement en même temps. Quand tu es fatiguée, je t'aide dans tes efforts. En retour, tu m'offres le plaisir simple de déambuler. Tu me rends à ma tranquillité égarée - moi qui cours tout le temps sans raison. 

Quand tu étais bébé, c'est mon cou que tu serrais fort, très fort, le nez collé à ma joue. Aucun vent n'aurait pu te décrocher et rien ne m'aurait fait te lâcher. 

Ce soir, à l'heure où j'écris, il pleut encore et tu es là, à côté de moi, à écouter par la fenêtre ouverte tomber la pluie. Tu as rompu notre silence pour me dire que tu aimes m'entendre frapper les touches du clavier, régulièrement, comme pour accompagner la pluie. Pour me dire que tu aimes être avec moi pendant que le reste de la maison dort. Pour me dire que tu aimes quand notre chienne dort à nos pieds en toute confiance. 

la petite fille et le berger allemand
Vous c'est vous, et c'est aussi elle et toi

Ensuite, tu as dû penser que tu avais été trop sérieuse ; alors tu m'as dit qu'en croisant un chien, un cochon et un mochi (pour ceux qui ne le savent pas, c'est un petit gâteau japonais à la farine de riz) on pourrait peut-être obtenir un cmochien. Je t'ai dit que c'était finement imaginé, que ça tenait debout et que nous devrions essayer... et puis j'ai ajouté en chuchotant que moi aussi j'aime être avec toi, la pluie et le temps qui se fige.

Oh, mon enfant, je serai toujours là ! Même lorsque tu auras grandi et que tu voleras de tes propres ailes, de tes ailes de petite fleur des villes, je serai là - au loin. Je serai là, pour toi, dans chacune des gouttes de pluie qui tomberont tendrement sur ton front. Je serai là, aussi discret que tu le souhaiteras ; et je serai heureux de te savoir heureuse loin de la maison. Je serai joyeux de te savoir libre. 

Tu es d'ores et déjà libre, de cette liberté qui à la façon du vent dans la voilure des pensées fait voler les graines d'hématies. Aux quatre points cardinaux, jusqu'à faire fleurir ton sang, un peu, juste un peu ; mais passionnément - à la hauteur de ta folle envie de vivre. 

Mon enfant, pensée sauvage qui prospère entre les pavés comme en terre humifère. Ma toute petite devenue grande si vite - avant même de grandir. 


balançoire, lecture, petite fille et temps qui passe
De l'utilité d'une balançoire : bercer la lecture

Aujourd'hui tu t'apprêtes à entrer au collège. Tu es curieuse et douée. Tu es vive, tu réfléchis vite. Tu dévores des centaines de romans qui semblent avoir été écrits pour toi. Tes trésors de persévérance t'ont offert de transformer la fragilité en don. 

Tu es éprise de justice. Tu prends instinctivement soin des plus fragiles. Tu sais les approcher, intuitivement ; tu sais leur parler, leur redonner confiance. Ta soif d'apprendre est sans fin. Tu vas plus vite que ta propre lumière. Ce rythme, ton rythme, contredit parfois celui de ton corps. Alors ça te fatigue un peu. Ce qui m'étonne le plus, c'est ta faculté à savoir exactement à quel moment te reposer, te retirer en toi-même ou simplement dormir. Cette connaissance que tu as de toi-même ne cessera jamais de me surprendre. 

Ta lumière est celle de l'aube, mon enfant. Tu es telle un clin d’œil que s'adressent lune et soleil : tu t'endors et te réveilles au même moment.

Il paraît que nous nous ressemblons étrangement. Tu termines les phrases que je commence et inities celles que j'achève. Nous mettons jusqu'aux virgules au même endroit. Et nos rires très légers achèvent de ponctuer nos mots. Mais nous sommes conscients de notre profonde altérité et nous en amusons. Nous le savons : nous sommes aussi différents qu'on peut l'être ; et pourtant nous sommes semblables, comme deux gouttes de pluie. L'harmonie s’accommode des contradictions, n'est-ce pas ?

petite fille qui se hisse sur la toise
Grandir, encore et encore

Je pourrais parler de toi des heures, ma grande, mais des heures ce ne serait pas assez. Tu connais la vie mieux que moi car tu en as arpenté les limites. Je ne prends pas beaucoup de photos de toi, comme s'il fallait vivre chaque seconde. Parce que chaque seconde passée avec toi est une éternité de chance. J'aime tout mes enfants également, tu le sais ; mais c'est bien toi qui m'as fait aimer la vie passionnément. Tu as réhabilité mes rêves perdus en chemin.

Ce soir, tu es allée te coucher, laissant un vide sur le fauteuil où tu lisais. Alors j'ai arrêté d'écrire et je suis allé t'embrasser sur le front pour protéger tes rêves - à ma mesure.


lundi 28 août 2017

Un jour deux plantes : Cinnamomum camphora et Mentha suaveolens

Dans mon jardin, à l'issant d'un long sommeil, de jeunes arbres au charme exotique font la cour à de respectables vivaces. 

menthe suave et camphrier
"(...) elle, qui l'aimait tant, elle le trouvait le plus beau du jardin (...)"

Autour de leurs amours naissantes flotte le parfum des bals musette d'antan. Vous savez : ces parenthèses hors le temps et l'espace où l'on voyait se lier, l'instant d'une danse, deux âmes qui auraient dû ne jamais se rencontrer. La demoiselle la plus timide du village et l'aventurier de passage - ou l'inverse. Le destin pouvait bien avoir oublié nos deux cœurs hier étrangers ; peu leur importait : les valses se moquent éperdument du destin. Ainsi, ils s'accordaient si bien, le temps d'une chanson, que rien ne devait plus les séparer. Exit le bal ! exit les convenances ! un regard échangé furtivement, deux sourires, un baiser, et c'est la fuite vers la vie ! La vie, enfin.

On retrouverait le souvenir de cette rencontre sur une photo d'époque, un demi-siècle de bonheur plus tard. Les sourires intacts. Intacte aussi, l'étincelle de surprise née dans l'âtre des cadeaux inattendus, figée à jamais dans le ciel brûlant de l'instant. 

Allons, voilà que je m'éloigne de mes plantes... enfin, en apparence. Car derrière la petite histoire se cache une grande question : mes arrière-petits enfants contempleront-ils un jour, au détour d'un album aux photos jaunies, le portrait de mon camphrier et de sa menthe suave ? Souriant comme les plantes paraissent sourire : en caressant le vent du revers de leurs feuilles étincelantes. 

Je n'ai pas la réponse à cette question. Et je suis ravi ; oui, ravi de continuer à me la poser, encore et encore ; et ravi d'être libre d'inventer à l'envie les chemins qu'elle pourrait emprunter.

Cinnamomum camphora : le parfum qui cache la rusticité


Le camphrier est un arbre qui emporte avec lui les légendes de son parfum enivrant. On extrait de son bois dit "de Ho" le camphre et son épice pénétrante. Il évoque la puissance et la fraicheur, la force et la douceur. Son vert tendre est de ceux qui invitent à la sieste et à la contemplation. Sa silhouette réunit grâce et plénitude. 

 
lumineux camphrier
Messire le (très jeune) prince de Ratvinsara, futur roi du monde


On ne taille pas un camphrier : on le regarde pousser, respectueusement. Plus tard, les enfants grimperont sur ses branches. Les adultes feront la sieste quelques mètres en dessous. Il offrira aux plus aventureux d'entre nous de concocter des baumes aux vertus antalgiques. 

Le camphrier, c'est l'enfance qui jamais ne s'envole de sa branche.

Pour moi, c'était avant tout un arbre inaccessible. Réservé aux régions où le froid commence à partir de 5°.

Et puis un jour, au détour d'une balade parisienne, mes yeux se sont au contraire écarquillés : devant moi, dans le parc qui enturbanne les serres d'Auteuil, se tenait un camphrier. Au Nord de la Loire, en pleine terre et surtout : en pleine santé. Comme un défi jeté au visage d'un climat que je croyais être un obstacle infranchissable à sa survie. Il était là, devant moi ; il me caressait le regard de sa majestueuse bienveillance. Je suis resté longtemps immobile à le contempler. J'ai goûté jusqu'au dernier de ses reflets, sans me presser. 

Nous étions au printemps, l'hiver avait été rude et pourtant ses feuilles persistantes étaient à peine abimées. Alors, j'ai reconsidéré tout ce que je croyais connaître des camphriers. J'ai lu, relu, demandé conseil à un aréopage d'érudits pépiniéristes. Les avis ont fortement divergé. En fait, il y avait autant de versions que de savants. J'ai retenu l'hypothèse la plus optimiste : le cinnamomum camphora serait en réalité beaucoup plus rustique qu'on ne le prétend. Tout simplement. Le plus difficile serait de l'aider à affronter la rudesse des ses premiers hivers. Ensuite, tout roulerait pour lui. 

La paternité me l'a appris : les bébés fragiles font souvent des enfants résistants. Ma décision était prise.

Quand j'ai acheté ma maison, j'ai planté un camphrier à l'abri du vent, face à l'orient. Un tout petit camphrier : je ne suis nullement pressé. J'ai juré que mon jardin se construirait en escargot autour de lui. Il serait à notre pays imaginaire ce que l'île Saint-Louis est à Paris.

Mentha suaveolens : si commune et...si précieuse


On dit souvent que ce qui est rare est précieux. Peut-être est-ce parfois vrai, mais ça ne se vérifie pas toujours ; et inversement, on a tort de ne pas se pencher plus souvent sur ce que l'on croit être commun. Il arrive qu'un trésor repose dans le creux d'une silhouette croisée mille fois. Son charme se tient là, lové dans un lit de timidité, emmitouflé de pudeur. 

La Menthe suave compte parmi ces miracles que nous croisons chaque matin sans juger utile de nous y arrêter. 

 
menthe suave, toute de feuilles blanches et de feuilles arrondies
Sentez comme ma sève coule sous ma silhouette familière


Parfois, on la cueille pour des motifs culinaires comme on se saisirait du sel sur la table. Sur ce point, je ne suis pas meilleur qu'un autre : la belle dont je vais vous parler aujourd'hui, je l'aurais certainement foulée du pied si elle n'avait choisi d'élire domicile à côté de mon camphrier. 

Au gré des vents, elle s'est ressemée précisément à cet endroit. Là où je ne pouvais l'ignorer.

J'aurais pu me contenter de la déraciner pour dégager le pied de Sa Majesté l'impérial camphrier. C'eût été le réflexe naturel d'un jardinier face à une vivace certes sympathique mais un brin invasive. Seulement voilà : un je-ne-sais-quoi m'a tapé sur l'épaule au moment de sortir ma serpette. 

Alors, j'ai gardé mon outil pour un meilleur usage. Quand un je-ne-sais-quoi me tape sur l'épaule, je l'écoute : on n'est jamais trop prudent. C'est ainsi que j'ai pu regarder ma menthe suave accompagner spontanément son prince d'un pays lointain dans ses débuts difficiles, centimètre après centimètre, jusqu'à progressivement mêler son parfum au sien. 

Ses feuilles délicatement arrondies, son vert tendre qui illumine le crépuscule, ses fleurs blanches gracieuses sont venues irradier ce coin de pelouse triste de leur joie sauvage. 

 
menthe illuminant le crépuscule
Il est un peu moins crépusculaire maintenant, Monsieur le crépuscule !


J'en ai oublié de venir tondre les alentours. Oui, moi le jardinier plein de certitudes, je me suis pris à tomber sous le charme d'un petit pied de menthe effronté, débarqué de nulle part pour me rappeler que la nature décide toujours, à la fin, comme elle le faisait avant nous et le fera après nous. 

Depuis ce jour, j'ai pris la résolution de respecter les aléas du climat et de ne pas trop éloigner mon jardin des espèces que la nature a prévu pour ma région. Grâce à sa menthe, mon camphrier se contentera, s'il survit, d'être l'un des rares habitants exotiques de mon tout petit coin d'Île de France. C'est là le mouvement naturel de la vie... notre petit, tout petit coup de pouce en plus. Et les menues libertés qu'on s'accorde avec la règle énoncée à la faveur d'un coup de cœur ou d'un instant de folie.

Les milles et une vies du tandem olfactif


Mon camphrier a connu son premier hiver. Je l'ai enveloppé d'un voile et j'ai serré mes poings dans le froid. La rudesse d'un air glacial l'a fait trébucher. Le printemps l'a vu se relever. La sécheresse d'un mois de juin éprouvant l'a fait perdre l'équilibre une deuxième fois. Une pluie d'orage lui a redonné la vie. La menthe, elle, est de ces vivaces qui repoussent plus vite qu'on ne les arrache. Inutile de s'en faire pour elle.

camphrier et menthe suave vus du ciel
Vus du ciel le plus proche

J'ai souri de voir mon camphrier deux fois ressuscité et sa menthe immortelle s'entendre comme s'ils avaient grandi dans la même pépinière. Cette rencontre improbable m'enchante. C'est le chant de mon jardin ; celui qu'il a choisi de jouer sans que je ne lui impose sa partition ; simplement un instrument sur deux.

fillette, camphrier et menthe suave, comme larrons en foire
Grâce sauvage, sage harmonie

En fin de matinée, j'aime descendre sur la berge de ma petite rivière et m’assoir sur un tronc d'épicéa que nous avons laissé là après sa chute, exactement à la place où il était tombé. Mon aînée faussement exemplaire - et vraiment adorable - m'accompagne. Nous ne disons rien. De notre observatoire, nous distinguons, à quelques mètres de nous, le vert éclatant du camphrier et de sa vivace naturalisée. En écoutant le bruit de l'eau qui passe, nous buvons un thé à la menthe en réalisant notre chance d'être précisément à cet endroit.

Moi qui pense peu à l'avenir, hier, j'ai rêvé à des lendemains lointains, par-delà les lignes d'horizon. D'un de ces rêves qui s'invite sans avoir été convoqué. C'est ainsi que le vieil homme que je deviendrai un jour a regardé par sa fenêtre d'une vue troublée par l'âge. C'est ainsi que j'ai vu un tableau prendre soudain vie : des enfants, mes arrières-petits enfants, cueillant à ma demande quelques feuilles de menthe au pied du camphrier - dont la plus basse des branches accueillerait une balançoire. 

On ne domestique jamais ses rêves ; ils sont libres, insaisissables et éthérés, volent au gré des vents qui nous traversent. Un rien les inspire. Ce rien, c'est souvent une part invisible de notre vérité. 

Je ne sais pas si l'on peut pleurer en dormant. Je sais simplement que mon oreiller avait un goût salé lorsque je me suis réveillé.






samedi 26 août 2017

Cœur de lin et les filaires des villes

L'homme, l'enfant, le seul bruit de la pluie


Vendredi il pleuvait. 

Pluie sur la ville
Ah ça, pour pleuvoir, il pleuvait

Toi et moi nous faisions face. Une blessure sur ta joue m'autorisait à veiller sur toi seule, une journée entière, pendant que ton frère et tes sœurs s'occupaient de troubler la quiétude du centre de loisirs. Nous partagions une matinée au temps étrangement suspendu. Fille et père, heureux l'un de l'autre. Conscient de leur chance. Attentifs à sa floraison. Nous savons qu'il faut prendre un soin infini des chances que la vie nous offre.

la petite fille au léopard
Un invité à notre table

Entre nous, sur la table : ma tasse de thé, ton bol de chocolat, un bouquet d'hortensias, le silence de nos sourires (et sous la table, bien blotti contre toi, ton petit léopard en peluche - que tu as logiquement appelé bébé chien). Rien d'autre ni personne. Seulement toi, moi, et la perspective d'une journée pour nous seuls. C'était à peine croyable.  Tu en as oublié d'avoir mal à ta joue. Car c'est malheureusement un fait établi, ma grande petite fille : nous sommes rarement seuls en notre monde, tous les deux.

Deuxième des sœurs copines, troisième et antépénultième enfant, tu es l'automne dans la succession des saisons. Une place qui n'autorise guère les têtes à têtes. 

sourire des yeux d'une petite fille
"Avoir l’œil qui frise" : illustration
Pourtant, tu te débrouilles à merveille pour sortir du lot. Il faut dire que tu es aussi et surtout le premier violon d'un quatuor des caractères bien trempés. Tu ne ressembles ni à tes parents, ni à tes sœurs, ni à ton frère, ni à aucune des personnes que j'ai été amené à croiser au cours de mes quelques décennies de fréquentation de cette chère terre. Non, tu ne ressembles qu'à toi-même. 

En botanique, on dirait de toi que tu es un genre monospécifique : composé d'une seule espèce. Vendredi matin, entre les gouttes de pluie, je t'ai dit que tu étais mon Amborella trichopoda - l'unique merveille de ton genre. Tu as rosi de plaisir. Tu n'as aucun besoin de connaître la signification des mots pour comprendre mes compliments. Ton intuition perçoit chaque nuance d'amour dans ma voix. Et moi, je suis simplement heureux de découvrir chaque jour combien tu es différente de moi. 

Ma grande petite fille, vie singulière qui colore la mienne d'une teinte inconnue auparavant.

Vendredi il pleuvait et nous nous en contrefichions. Nous étions tous les deux et nous étions bien.

L'enfant, l'homme, et le silence des cieux


Vendredi il ne pleuvait plus. Nous avions fini de profiter de notre maison ; nous avons pris le large. Nous avons décidé de redevenir parisiens pendant une journée. Tu ne te rappelais plus Paris alors Paris t'attirait. 

Nous avons pris le train et tu t'es régalée du paysage, sans un mot, les yeux grands ouverts sur ce monde que tu aimes tant. Tu avais le regard embué de bonheur. Tu étais émue, toi mon enfant, toi qui dans la difficulté ou la douleur ne verse jamais une larme : dans ces moments, c'est comme si tu réfrénais tes pleurs pour contenir le malheur. Mais vendredi, dans ce train qui nous conduisait à Paris, tu savais pleurer - un quart de larme de joie.

Sans doute te protèges-tu, tout simplement. Toi qui as l'amour rare, prudent et précieux ; toi qui ne sais aimer qu’infiniment - lorsque tu t'abandonnes à aimer. Toi qui ne reprends jamais ce que tu donnes. Toi, mon enfant sauvage, mon louveteau au cœur secret, élevée comme si nous étions nous-même des loups, par mimétisme sans doute. Toi ma grande et grave petite fille dont le regard se plante profondément dans les yeux, jusqu'à les faire baisser. Toi qu'on n'approche qu'à pas de velours, pour se retrouver comblé par un autre velours, plus doux encore : celui de ton sourire à peine esquissé, qui fait danser tes yeux et pleurer les miens. 

Vendredi il ne pleuvait plus et moi je m'étonnais du bonheur toujours neuf d'être ton père.

le jardin des plantes, merveilleux massifs
Ah ça, pour ne plus pleuvoir, il ne pleuvait plus

Nous avons filé droit au jardin des plantes. Je t'ai proposé d'aller voir les animaux et tu as choisi de visiter le royaume des fleurs. Tu n'aimes pas plus que moi les bêtes en enclos. Tu préfères les croiser dans la forêt, la nôtre, celle qui jouxte notre jardin. Celle que nous partageons avec la sorcière née de ton imagination insondable. Tu lui as si bien donné corps que ta grande sœur a fini par la craindre. 

petite fille marche vers son destin de fleur
En avant, direction l'école botanique

Tu avais choisi de ne pas être accompagnée de tes deux amis imaginaires, Bé et Bu. Je t'ai demandé pourquoi. Tu m'as dit que tu n'avais plus besoin d'eux car tu avais à présent de vrais amis. Je t'ai demandé s'ils étaient dans ta classe et comment ils s'appelaient. Tu m'as répondu qu'ils étaient dans une autre école. Tu as ensuite précisé qu'ils étaient frère et sœur et s'appelaient Bné et Bnu. Tu as souri d'un seul côté pour me montrer que tu plaisantais - à moitié.

Depuis un an que tu es à l'école, tu as plusieurs amies de chair et d'os : les maîtresses ou les animatrices du temps libre. Parfois, elles parlent avec toi comme si tu avais leur âge. Et puis il y a cette petite fille de ta classe qui a réussi à t'apprivoiser et avec qui tu joues à aller sur la lune. Elle a de la chance de te connaître.

Soudain, toi et moi étions à nouveau seuls dans les allées du jardin des plantes. Et oui : à ta demande, Bné et Bnu étaient restés dans le mini-château de la mini-belle au mini-bois dormant, au cas où elle se réveillerait. Je crois que tu voulais simplement que nous fussions seuls, tous les deux. Je ne sais pas où tu vas chercher ta poésie lunaire. En fait, si : certainement sur ta lune imaginaire.

le jardin de l'imaginaire
Le mini-château de la mini-belle au min- bois dormant : ça ne s'invente pas. Ou plutôt si.
Nous avons estimé ensemble qu'il y avait beaucoup de trop de promeneurs qui contemplaient les roses et pris le chemin de traverse de l'école botanique. Nous en avons arpenté chaque recoin pendant une heure. 

Tu as humé la Morelle Faux-Jasmin et conclu qu'elle avait une fausse odeur. Ensuite, tu as paru te creuser la tête devant le Filaire-à Feuille-Etroite. Après quelques secondes, tu as vu en lui la possibilité d'une cabane.
 
petite fille sent le faux jasmin et conclut à une arnaque
Vraie poétesse et Faux Jasmin

petite fille se creuse la tête d'une main adroite
Mais que diable pourrait-on bien faire de cet arbuste ?

Je t'ai demandé quelle était ta fleur préférée ; sans hésiter, tu es allée me monter un Lin-à-Grandes-Fleurs qui ne payait pas de mine. Tu m'as confié que tu aimais ses fleurs toutes simples. Moi, c'est ta simplicité, ta modestie, ta sensibilité que j'aime. 

L'homme et l'enfant ; la pluie


En fait c'est toi que j'aime, tout simplement ; toi qui es une fleur des prés sauvages venu adoucir un monde parfois cruel ; oui, toi, ma grande fleur de lin que j'aime fort, si fort, que le ciel s'en est ému. 

Il pleuvait à nouveau, vendredi, et nous nous sommes serrés dans nos bras sous une douce averse d'été.


mardi 22 août 2017

Un jour, deux fleurs : Rudbeckia fulgida 'Deamii' & Persicaria amplexicaulis 'Pendulum'

rudbeckia et polygonum sont dans une plate-bande
Les délices de la cohabitation
Notre histoire commence, une fois n'est pas coutume, par une devinette. 


Deamii et Pendulum sont dans une plate-bande. Août survient et le soleil se fait timide ; qui reste-t-il ? 
- Les deux mon Capitaine !

Et oui, la Rudbeckia fulgida 'Deamii' et le Persicaria amplexicaulis 'Pendulum' ont en commun de s'épanouir au Nord de nos murs les plus ingrats, là où le soleil ne s'aventure pas souvent. Ce sont des vivaces facile à vivre. Elles partagent en outre la qualité de fleurir en continu de la fin juillet jusqu'à octobre. Un rêve, dites-vous ? Et bien oui, ça y ressemble fort. Mais loin de moi l'idée de verser dans la chronique botanique érudite. Fi donc de ces savantes caractéristiques et place au récit de deux vivaces en leur berceau : le jardin naissant d'un jardinier certes débutant (de chez débutant), mais amoureux éprouvé de ses fleurs.

Persicaria amplexicaulis 'Pendulum' : lumineuse, épis c'est tout


Sous le manteau ronflant de son patronyme latin se cache une jolie appellation populaire : c'est une renouée. J'userai donc du féminin pour la raconter. Notre renouée est bien une cousine de la mauvaise herbe du (presque) même nom, Persicaria maculosa. Allons, ne l'en blâmez pas : après tout, nombre de familles ont leur lot de cousins un peu envahissants, non ? Mais si, vous savez, ces énergumènes qui se font remarquer pendant les mariages et que l'on oublie le reste de l'année.

Et bien, de la même manière, je vous propose d'oublier ce que nous croyons savoir des renouées, ce terme ambigu, à cheval sur plusieurs genres de la famille des Polygonaceae. Car la nôtre est assurément une fleur d'ornement. Elle est d'un magnifique rouge carmin. Enfin, selon le pépiniériste qui me l'a offerte dans un élan d'amour floral (et de son prochain).

J'imagine qu'il a dû omettre d'aviser sa progéniture de ce fait, ce qui expliquerait qu'elle eût pris des libertés avec sa teinte supposée. En effet, dans mon jardin - qui est à présent le sien - point de carmin : 'Pendulum' est d'un rouge violacé tirant sur le rose. Une couleur vive et intrépide. 

une abeille butine un polygonum. On la comprend.
Je ne suis pas le seul à apprécier 'Pendulum' !

Après quelques recherches, j'ai réalisé que mon ami pépiniériste avait dû se mélanger les plantoirs et confondre ma 'Pendulum' avec l'une de ses sœurs (quelle famille, décidément !). En effet, la robe qu'elle revêt en mes terres est parfaitement caractéristique du cultivar ; on la nomme "rose indien".

Ainsi parée, notre renouée offre un éclat unique à mon premier café de la journée - dont elle accompagne chaque gorgée d'un frémissement d'épis scintillants. C'est la fleur des petits-déjeuners réussis : timide mais rayonnante, d'humeur égale, endiablée sans être  endimanchée, toujours prête à accompagner le soleil dans sa conquête du jour. Elle est une beauté discrète et lumineuse à la fois. Infiniment raisonnable, ne réclamant que peu de soins... et me les rendant chaque matin au centuple.

La sœur copine numéro 2 lui offre parfois de l'accompagner dans les mondes imaginaires qu'elle ne cesse d'inventer. Sa simplicité lui plaît. C'est, dit-elle, "une parfaite fleur de voyage".

une renouée dans les cheveux d'une fillette
Quelque chose à déclarer ? Oui, une fleur. Et c'est tout ? Oui, c'est suffisant.

Le dernier présent de ma chère 'Pendulum' viendra avec l'automne : le rougissement pudique de ses feuilles caduques. Il me tarde de rougir avec elle devant pareil spectacle. 

Rudbeckia fulgida 'Deamii': d'or et de taille


Ses pétales jaunes vous attirent, son cœur noir vous avale. 'Deamii' est à n'en point douter une beauté généreuse, mi-ténébreuse mi-solaire. 

rudbeckia qui s'envole vers le soleil
Il est où, le soleil ? Il est où ?

Impossible de la rater dans son (ersatz de) massif. Elle entoure ma "mini-serre aux maigres courgettes" de son ostentation chaleureuse. 

Ses fleurs sont nombreuses, larges comme des soucoupes. Elle est de ces beautés qu'on n'approche qu'en chuchotant. Si la coriandre à son pied s'incline, c'est parce que sa tenue est celle d'une reine. Son port demeure donc altier en toute circonstance. Et si elle zigzague parfois, c'est pour mieux rejoindre le soleil. Quand ce dernier fait grise mine, elle le remplace d'ailleurs au pied levé. 

Sous ses faux-airs un peu snobs se cache le naturel d'une marguerite. Aussi, elle se laisse volontiers couper d'un coup de sécateur adroit par l'une et/ou l'autre des sœurs copines. Alors, à la faveur d'un bouquet, elle deviendra bouffée d'or fin, soleil d'intérieur et remède contre la mauvaise humeur. 

Seul inconvénient : aucun vase n'est assez beau pour elle. De la même manière, mon embryon de jardin ne sied guère à sa beauté... c'est pourquoi il me tarde de la diviser en automne pour le hisser jusqu'à sa hauteur. 

Seuls les cheveux d'une enfant sont un écrin adéquat pour son parfum d'insouciance.

rudbeckia dans les cheveux blonds d'une fillette
Tempête de soleil(s)

Il est là, son secret. 'Deamii' est une fleur comme les enfants en dessinent, sans modèle, à l'aveugle ; elle est la marguerite de nos enfances, celle que nous prenions le temps de colorier de notre plus beau feutre en veillant à ne pas dépasser. Elle est l'évidence faite fleur et nous pouvons la voir lorsque nous fermons les yeux, que nous soyons néophytes ou amateurs éclairés. 

Elle est la fleur que nous avons entre nous.

'Deamii' et 'Pendulum', 'Pendulum' et 'Deamii', vrais amies ou fausses ennemies ?


Chez moi, ces deux belles de jour se fréquentent ; mieux, elles sont voisines. Elles se touchent du bout des feuilles, jouent des coudes dans la brise, s’entremêlent parfois. L'imagination aidant, elles paraissent prendre le spectateur à témoin de leur charme respectif. Il est impossible de choisir. Enfin, je parle pour moi ! 

Les limaces, elles, ont choisi : elle fuient ostensiblement 'Pendulum'. La veinarde - et moi avec, qui profite de son feuillage intact.

A contrario, l'abeille qui nous a rendu visite hier a survolé 'Deamii', hésité, changé de cap, avant de se poser sur l'épi le plus charnu de 'Pendulum', qu'elle n'a quitté que repue. 

Oh bien sûr, tout ça n'est qu'une affaire de délices butinatoires, de chimie olfactive et de limaces errant sans but réel... mais tout de même, j'ai voulu y voir la preuve de la cohérence de la nature : les abeilles et les limaces ne sauraient avoir les mêmes goûts. Et pourtant, ce faisant, elles sont le témoin de la diversité de nos jardins. Et donc quelque part de sa beauté. Cela à parts égales, qu'on le veuille ou non.

Au fond, 'Deamii' et 'Pendulum' sont plus jolies ensemble que séparément. Lorsqu'une courte étendue de terre les embrasse dans un même mouvement, elles sont ordre serré et liberté légère, volupté et réserve ; un nuage de soleil au dessus d'un tapis de mille feux. Une beauté double ou plutôt multiple : oui, ensemble elles ont le charme de mille. 

J'ai demandé aux sœurs copines ce qu'elles pensaient de ces deux fleurs - elles qui savent encore penser sans arrière-pensée.  Elles m'ont répondu : j'aime quand la grande cache la petite et qu'on la voit quand même, et qu'on la voit mieux.

Que ne l'ai-je demandé plus tôt et reçu en cadeau, cette évidence que je ne cueillerai jamais plus - ou seulement dans le souffle de leur enfance, qui sait parfois faire résonner la mienne, loin, très loin, derrière ma sottise d'adulte.

vendredi 18 août 2017

Boucle d'or et les linaires des champs


Un papa et sa petite fille
Just the two of us
Dimanche, il ne pleuvait pas. 
Dimanche le soleil est venu chatouiller nos velux. 

Tu t'es levée d'un bond, comme tu le fais toujours, et tu es venue chatouiller mes pieds. Toi, ma deuxième enfant, la première des sœurs copines ; toi, la première levée, comme chaque matin depuis que tu as ouvert les yeux. En retour, je t'ai prise dans mes bras et je t'ai chatouillé le cou avec ma barbe. Tu as ri et j'ai fermé mes yeux de bonheur. Tu as ri encore. J'ai ouvert mes yeux de bonheur. J'ai ri avec toi.


Rires et impatience


Ma toute petite grande, toi et moi avons en commun notre espièglerie et un sommeil fragile comme un pétale de coquelicot. Je te croise la nuit pendant que la ville dort. Tu te balades, un œil mi-clos, l'autre mi-ouvert. Ensemble, nous évoquons nos rêves, quelques secondes, avant de retourner les rejoindre. Nous nous reverrons au prochain réveil !... 

Je soupçonne qu'à chacun de ces réveils tu espères comme moi que le jour se soit enfin levé. Je le sens, le sais ; je perçois ce qui vacille et danse en toi. Parce que nous avons tous les deux cette étrange sensation en nous, depuis notre naissance. Je crois que ce sentiment qui anime nos nuits est tout simplement l'impatience de vivre. Tu verras, elle ne te quittera pas. Elle survivra au malheur, au chagrin, aux peines, aux épreuves, à toute la noirceur du monde ; c'est une flamme dans ta poitrine à l'abri de tous les vents.
 
Nous nous sommes habillés, avons descendu l'escalier jusqu'au placard de la cuisine. Notre placard, celui où nous cachons nos trésors : ton muesli au chocolat, mes deux thés fétiches. J'ai feint d'hésiter entre un Sencha Yame de l'année, très iodé, aux saveurs atypiques de queue de cerise et d'épinard, et un Genmaisha Matcha aux notes délicieusement grillées. Je t'ai demandé ton avis et tu as répondu : bois tes épinards, papa d'amour.  J'ai deviné que tu te moquais délicatement de moi.

deux thé verts japonais, un sensha et un matcha
Sencha Yame et Genmaisha Matcha, les frères copains

tasse de shencha yame, d'un vert merveilleux
Sensha Yame, le choix de la déraison

Nous avons longuement choisi deux belles pommes dans le panier, pressé quatre oranges, posé entre nous sur la table un festin de roi et de princesse. 

Tu as picoré, j'ai dévoré. 

Je me suis régalé de cette fameuse compote de rhubarbe que nous avions préparée ensemble ; tu l'as boudée pour un yaourt à la vanille né de la main de ta sœur. J'ai tourné un instant le dos pour m'assurer que le soleil n'était pas parti ; et en un éclair tu as fini mon thé. Puis, tu as plissé les yeux de plaisir en me regardant m'interroger devant ma tasse vide. J'ai pris mon air faussement contrarié et ta grimace s'est transformée en fou-rire. Pour prolonger ta farce, tu as mangé quelques feuilles du Sencha infusé que j'avais déposé dans une soucoupe. Tu as été la première surprise de trouver ça bon. Je t'ai imitée. C'était délicieux.
 
thé macéré et délicieux
Si ça se mange ? Bien sûr que ça se mange !
Nous nous sommes rapidement brossé les dents et nous sommes sortis en découdre avec le soleil. La maison dormait encore au moment de refermer délicatement la porte derrière nous.


Bois des mares et pré des soleils.


Nous avons filé droit vers le bois de la mare, notre coin favori. Nous poussons chaque week-end son exploration un peu plus loin. Nous avons joué à frissonner devant la pancarte "attention pièges danger" qui trône comme une sourde menace à l'orée du bois. Tu l'as défiée du regard avant de lui adresser un sourire téméraire. Puis tu as avancé résolument - en tenant fort ma main.


pancarte d'avertissement de présence de pièges de chasseur avant le bois
Brrrrrrr...
Nous avons marché. Marché, marché encore, d'un bon pas. Mes larges pas tranquilles et tes vives foulées se sont accordés comme une contrebasse et un violon. Nos rythmes de père et fille, si différents et parfaitement syntones. Une énigme ; une évidence. Nous avons parcouru dix kilomètres - pas de quoi te fatiguer, simplement te donner faim. Nous avons cueilli quelques mûres, ouvert mon sac à dos pour en sortir un saucisson et des tomates que nous y avions soigneusement rangés avant notre départ. 

Petite fille et grand couteau
Je t'ai confié mon couteau et tu as découpé le saucisson avec application. Je t'apprends à devenir grande en te faisant confiance. 

Je t'ai raconté pour la millième fois cette histoire que tu aimes tant entendre, celle des inuits qui offrent un couteau de chasse à leurs enfants le jour de leur cinq ans. Et leur enseignent l'art s'en servir. Tu as affirmé d'un ton professoral qu'ainsi ils évitaient les blessures que les chers petits se fussent faits plus tard en manipulant une lame qu'ils n'eussent pas appris à maîtriser. Ma petite inuit, peut-être te blesseras-tu un jour, mais tu auras appris, toi, que tout est affaire d'équilibre fragile entre le risque et l'illusion de sa maîtrise. 

Cette fois, tu ne t'es pas blessée et nous nous sommes mis à table.

Tu as picoré et j'ai dévoré. Nous sommes repartis.

Nous avons couru le long de la grande pente couverte d'aiguilles de pin. Comme chaque dimanche tu m'as demandé de fabriquer des skis avec des branches pour pouvoir la dévaler. Comme chaque dimanche je t'ai dit que c'était trop dangereux. Comme chaque dimanche, tu m'en as voulu ; un peu, pas trop, et surtout : pas plus de quelques secondes. Ta rancune a l'épaisseur d'une feuille de graphène.

Une grande descente recouverte d'aiguilles de pin
L'appel (de la grande descente) de la forêt

Avant de redescendre vers le village, nous avons coupé à travers un pré inconnu. Chacune de nos promenades dominicales contient son lot d'aventure. Nous n'avons pas été déçus ! Un halo de soleil illuminait le sol. 

les linaires et boucles d'or
Ta blondeur, celle des prés

Blondinette au milieu des fleurs
Soleil en son royaume

Tu t'es baignée dans une mer de fleurs d'un jaune tendre, tu as dansé avec les bourdons. Tu as déniché un bambou solitaire qui t'as semblé un pionnier dans cette étendue dorée. Tu as dit qu'il te ressemblait, seul de son espèce parmi les fleurs jaunes. 

Est-ce un bambou ou une petite fille ?

Je t'ai appris que ces fleurs jaunes s'appelaient des Linaires communes et tu m'as dit que j'étais savant. Je t'ai avoué que j'avais eu un coup de chance : j'avais lu la veille au soir un livre sur les plantes sauvages. Tu m'as répondu que la chance sourit aux chanceux ; et là, c'est moi qui ai souri. En réponse, tu as ri. Tu ris tout le temps. 

Le bourdon butine la linaire
Bienvenu à Bourdon sur Linaire
Nous avons pris le temps de nous allonger. Tu as dormi un peu, ta tête sur mon épaule. J'ai entendu mon cœur tinter sous ma peau. Il ne bat jamais aussi doux que quand tu l'entoures de ton sommeil de plume.


 


 

 

Le retour des héros d'or et de croissant

Nous avons couru dans le chemin qui serpente vers l'église. 

Tu as voulu acheter du pain et nous avons acheté du pain ; à la tranche, brune, épaisse, craquante et moelleuse à la fois ; comme tu l'aimes, comme nous l'aimons. Tu n'as rien réclamé et je t'ai acheté un croissant. 

Nous nous sommes arrêtés sur un banc pour le déguster. Tu as insisté pour que j'en mange un morceau. Il était délicieux. J'ai dû te convaincre de ne pas rapporter la moitié de ta viennoiserie à ta sœur. Tu n'as accepté qu'à condition que nous lui rapportions un croissant tout entier.

une petite fille partage un croissant avec son papa
Mon croissant est ton croissant
Nous sommes retournés à la boulangerie. La boulangère a semblé émue lorsque tu lui as demandé de te donner le frère de ton croissant pour l'offrir à ta sœur. Ma tendre enfant, je te confesse qu'elle n'était pas la seule à étouffer une larme d'émotion. Ta générosité est d'une beauté à couper le souffle des boulangères - et celui de ton père.


Nous sommes rentrés ensemble à la maison, toi et moi, comme des héros ordinaires. Nous nous sommes assis et nous sommes souris en silence.

J'ai rompu ce silence pour te dire que je souhaitais écrire cette balade que nous venions de faire. La raconter, te raconter. Je t'ai bien sûr demandé si tu étais d'accord pour que je le fisse : ce récit t'appartient pour moitié. Tu n'as accepté qu'à condition que je raconte aussi tes sœurs et ton frère. Je te l'ai promis. 
 
Chez nous, tu le sais, les promesses sont d'or pur, à l'image des linaires et de tes boucles ; alors je le ferai très bientôt. Un chapitre pour chacun de vous quatre. Quatre portraits de la plume du plus heureux des pères.

Ma tendre fille, ma petite grande, tu es simplicité et joie, don de toi et partage de toute douceur ; et je t'aime plus que j'aime la vie elle-même.

Au pied du camphrier

Chères lectrices, lecteurs, Après bientôt quatre ans, agapanthes & camphrier va fermer sur ces dernières lignes. J'ai décidé de mig...