lundi 31 mai 2021

L'écoute si elle joue



À l'échelle de ma demi-vie sur terre, j'ai connu quelques révolutions musicales. Je ne parle pas ici de compositions, modes ou genres musicaux, mais de la façon dont la musique s'invite dans nos maisons - et dans nos vies.

Je suis un enfant de la cassette audio. Avec elle, l'âge d'or du bricolage sonore aura assurément brillé de tous ses feux. J'ai adoré cette époque. Le son était déplorable, changer de chanson relevait du défi. Parfois, la bande restait coincée dans l'appareil ; il fallait alors la faire rentrer dans ses pénates au moyen d'un crayon de papier avec lequel nous faisions tourner lentement la bobine motrice. Peu nous importait : nous étions libres d'écouter ce que nous voulions... et surtout, d'enregistrer ce que nous aimions. 

C'est là le sel des mers agitées. En plus de tous ses défauts, la cassette avait un incomparable avantage : nous pouvions fixer sur un support vierge non seulement la musique qui passait à la radio, mais encore notre propre production, voire, pour les chanceux qui possédaient un lecteur-enregistreur double-cassettes, dupliquer pour notre usage privé un album prêté par une âme charitable. 

Avec mon ami d'enfance, nous avons passé des journées entières à interpréter nos compositions au moyen d'une batterie (de casseroles) et d'une guitare (dont le corps était en carton et les cordes en élastiques). Nous nous enregistrions sur une cassette que nous écoutions ensuite en hurlant de rire. Un jour peut-être réécouterais-je ces enregistrements. Je reprendrais alors le cours de mon rire d'enfant.

Finalement, la cassette nous offrait un son exécrable assorti d'une liberté de création et de partage.


Le CD nous apporta l'exact opposé : un son cristallin, mais contre rançon : le triomphe des droits d'auteur. Avec lui, pas de copie possible, et surtout, pas d'enregistrement de nos expériences paramusicales. Mais nous avions (un peu) grandi ; alors nous jouions aux grands (que nous n'étions pas). Nous écoutions du hard-rock à pleines enceintes en nous félicitant de la qualité du son avec des airs de connaisseur. Nous étions ridicules, mais aucun n'osait le dire à l'autre alors nous avons continué à l'être pendant quelques années. Le soir, dans la solitude retrouvée de ma chambre d'enfant, je redevenais moi-même et écoutais Carmen sur le lecteur cassette Fisher-Price que j'avais reçu pour mes deux ans. On ne se refait pas.

Arriva le MP3. Avec lui, les droits d'auteur reçurent un crochet du gauche qui les laissa à terre pendant quelques années. Ce fut l'époque du piratage roi. Les albums s'échangeaient sur internet plus vite qu'ils ne sortaient. 

Je me souviens de mon premier lecteur MP3. J'avais choisi un modèle rose fuchsia parce que tous mes copains en avaient un noir, blanc ou bleu. Il n'y avait pas d'enceinte à cette époque... c'était le bon temps pour qui aime comme moi écouter le chant des oiseaux dans les parcs. Pour partager notre musique, il fallait prêter un écouteur. 

J'ai le souvenir de nuits entières passées à écouter de la musique avec ma petite amie. Nous entrions en escaladant une grille du square Saint-Lambert, à Paris, et nous nous allongions sur le dos sur une belle pelouse en repos. Nous demeurions ainsi blottis l'un contre l'autre, ma tête contre son épaule, sa main dans la mienne, et nos regards plantés dans la natte céleste ; avec chacun un écouteur à l'oreille, qui diffusait une chanson d'amour et de rock, forcément anglais, à nos deux cœurs épris. J'avais vingt-et-un ans et elle dix-huit, nous nous aimions ; j'étais hélas un peu fiancé avec une autre ; et je n'ai pas eu l'audace de briser ces liens, eux aussi tissés d'amour. La vie est parfois tristement compliquée. Le destin que connut mon futur mariage me donna apparemment tort ; mais comme il me donna aussi un enfant, il me donna finalement raison. Enfin, c'est là une autre - belle et douloureuse - histoire.

Pour revenir au sujet qui nous occupe, je ne peux à l'instant de conclure faire l'impasse sur les contemporaines plates-formes de lecture en temps réel (prononcez : strimin'gue - oui, c'est laid). L'offre pléthorique a pour effet de diminuer la valeur sentimentale de chaque mélodie, mais on ne peut que saluer la possibilité de découvrir de nouvelles sonorités, cultures, instruments qui nous permettent de voyager, pieds immobiles et paupières closes.

 


 

On pourrait penser le sujet essoré, mais il n'en est rien. Cette conclusion n'en était pas une. 

Car moi qui ne suis pas musicien, j'ai reçu le cadeau d'une fille musicienne. Et avec elle, la joie extraordinaire de choisir ma musique sur partition. Je les achète en librairie, puis rentre les déposer sur son pupitre, où je les ouvre à une page choisie pour la beauté de son titre. Enfin je m'assieds, croise les jambes et attends. Il ne me reste qu'à m'en remettre à la nature profonde des choses et des êtres. 

Attirée par mon manège, ma fille s'approche immanquablement, s'assied, pose sa guitare délicatement sur ses genoux, fronce un peu les sourcils pour mieux regarder les notes sur les portées, assouplit ses doigts qui déjà dansent, puis interprète le morceau de toute son âme, presque sans s'arrêter ni hésiter. C'est un petit concert rien que pour moi qui se déroule, et je ne me lasse pas de m'étonner de sa capacité de déchiffrer un morceau qu'elle n'a jamais vu ni entendu auparavant comme si elle le connaissait depuis toujours. 

Parfois je l'enregistre. Alors se produit une alchimie étrange : c'est un peu comme si je retrouvais mes cassettes d'antan - les bobines en moins et le talent en plus.

 

vendredi 28 mai 2021

Le triomphe de l'imagination

 

Nous marchions confiants et joyeux sur un sentier familier lorsque le vent s'éveillant nous souffla que l'aventure couvait sous nos pas. 

Il usa des arbres pour siffler, chuinter, crisser ; chuchoter à basses branches le conseil d'un ami. Nous cessâmes tout mouvement : quand le vent prend soin de vous aviser d'un danger, la sagesse commande de l'écouter. Nous retînmes ainsi notre respiration quelques secondes pour lui accorder mieux encore notre attention.

La brise avait tourné doucement, et nos yeux avec elle. Notre regard plongea vers la gauche en contrebas d'un léger talus où s'étalait une large fosse. L'aventure nous tirait par la manche. Nous nous laissâmes submerger par l'attrait de son sel exotique et avançâmes vers l'inconnu d'un pas que nous voulions résolu... mais qui n'en demeurait pas moins prudent. 

Sage précaution !

À peine un mètre devant nous s'ouvrait un précipice qui eût donné le vertige à un bouquetin des Alpes. Il fallait écarquiller les yeux pour distinguer le sol sur lequel s'entassaient des cailloux tranchants comme des fers de haches. Malgré la peur, nous ne fîmes pas demi-tour : de l'autre côté de la gorge, une vingtaine de mètres face à nous, un éden nous attendait. Là-bas, la douceur de la mousse faisait canapé d'ouate, les arbres fruitiers scintillaient de mille délices, des lianes magnifiques tissaient une cabane naturelle à l’aplomb d'un tronc séculaire. C'était le sourire de la forêt, et il nous était adressé.

Entre nous et notre paradis, un arbre paraissait s'être déraciné délibérément pour fonder une passerelle. Son tronc était posé à l'horizontale au-dessus du vide. Nous n'avions pas le choix : pour atteindre l'olympe auquel nous aspirions, il nous faudrait emprunter ce pont frêle et instable dont le diamètre dépassait à peine celui d'un crayon gris. Nous hésitâmes, les jambes flageolantes. Dans les arbres face à nous, les mangues et les goyaves se mirent à briller plus fort, comme pour nous signifier combien étaient mûres à point. Nous décidâmes de tenter la traversée.

Je posai le pied sur le bois pour m'assurer de sa solidité et entrepris d'avancer prudemment. Puis, je me tournai légèrement sur le côté afin de proposer à mes trois compagnons de voyage le secours d'une main attentionnée. 

Ma fille cadette, aînée de cette expédition, montra l'exemple sans faillir. Elle traversa, jambes souples et gorge serrée. Sa propre cadette lui succéda avec un courage égal. Enfin le benjamin de l'expédition se lança, mû par un feu de témérité que venait attiser la gourmandise. Il manqua de glisser deux fois ; et deux fois il reprit vaillamment le cours de son exploit. Mais le pire était à venir. Nous n'étions qu'à une enjambée de notre terre promise lorsqu'un serpent s'enroula autour de sa jambe. C'était un de ces mambas verts qui vous tuent un bœuf d'une seule morsure. 

Que croyez-vous qu'il se passa ? Ce fut le serpent qui glissa. 

Nous étions saufs !

Nous étions saufs. Nous étions libres.

Libres de profiter des mille et une douceurs que nous offrait la nature - dont la saveur, décuplée par notre prouesse, de délicieuse devint inoubliable.

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Je vous offre à présent de découvrir ce récit en images. Ainsi mesurerez-vous la puissance sans borne de l'imagination. Froussards s'abstenir !


Un vertigineux ravin !
La promesse de fruits exotiques mûrs à point !
Une passerelle mince comme un crayon de papier !
Une traversée d'une vingtaine de mètres !
Une centaine de mètres plus bas, des rochers tranchants comme des rasoirs
La primeur à l'aînée !
L'attaque du mamba vert !
Soudain le luxe, le calme, la volupté : traversée réussie !



mercredi 19 mai 2021

Le chêne


Il y a dans mon jardin un chêne vieux d'un peu plus de dix ans. Pour un arbre de cette trempe ce n'est pas grand chose, à peine le temps de la prime enfance. Pour moi qui l'ai planté, c'est un morceau d'éternité. 

C'est un beau jeune arbre déjà fort, la ramure large, la flèche haute. Pourtant nul autre que moi ne l'admire. Car en vérité sa stature n'est pas faite de bois et de feuilles, mais de souvenirs et de songes. Singulière féérie ! Ce chêne n'existe que dans le jardin secret que cultivent mes rêveries ; un jardin d'artefacts où les fleurs sont des fruits - ceux de l'imaginaire.

Ce chêne a une histoire toute particulière. Il fut planté par deux esprits, à quatre mains, dans une terre prétendument aride. Il y avait alentours un désert de sentiments oubliés, sur les dunes duquel deux âmes jumelles s'étaient retrouvées après avoir connu chacune la tempête. Lorsque leurs mains s'étaient jointes, elles avaient compris qu'il y avait de l'amour sous leur peau rêche, de l'eau sous le sable brûlé ; alors elles avaient creusé un puits autour duquel elles cultiveraient un jardin. En guise de baptême elles avaient mis en terre un chêne, pour renaître avec lui. 


 Elles se pensaient invincibles (ignorant qu'elles mourraient un jour d'une main invisible - mais chut ! : ne leur gâchons ni l'instant, ni la mémoire).


Ce chêne a certes une histoire, mais il n'a pas d'espèce. C'est heureux : il peut tour à tour être rouvre, sessile ou pédonculé - liège même ! Il est de toutes les saisons, nu et feuillu à la fois. L'espace d'un instant il est immense et la seconde d'après, une jeune pousse cachée sous une fougère. C'est un chêne de forêt, un chêne de bord de chemin, un chêne isolé tutoyant le ciel. C'est le souvenir d'une union : la branche et son oiseau. Oui. J'aime notre chêne comme je t'aimais. J'aime ses branches qui ploient sous la poids des pluies de printemps, et que décore le lichen l'hiver. J'aime savoir que demeure sous les stigmates de son écorce tannée le sel de notre sève. J'aime les mille terriers sous sa terre dans les entrelacs de son tronc, où s'abritent des mulots qui font comme nous fîmes fugacement : une famille.



Car ce chêne est le nôtre, te souviens-tu ? Ou plutôt ce chêne est comme nous, prétendus invincibles qu'une rafale, une seule, aura brisé comme se brise un élan. Ce chêne n'est plus l'arbre de nos vies, mais il demeure. Il nous offrira toute notre vie son ombre pour nous y reposer du tumulte des jours gris. Son tronc est de circonférence immense, aussi pouvons-nous nous abriter de la pluie sous ses larges branches charpentières sans risquer de nous croiser - toi au sud et moi au nord. Notre chêne est devenu le rendez-vous des rendez-vous manqués. Nous y faisons nos siestes chacun à notre tour à l'abri de ses feuilles. Quand je m'allonge je sens parfois l'empreinte tiède de ton corps sur le lit d'humus tendre. Je sais alors que tu es venue, et je souris de ne plus partager le temps mais toujours l'espace avec toi.



Quelle douce folie que la vie. Depuis ce chêne, nous avons planté chacun de notre côté maint arbre qui engendra nos bois distincts - ici des oliviers ; là un camphrier, deux robiniers, un bouleau. Nous avons chacun nos essences et nos familles. Nous avons nos joies, nos évidences. Nous avons aussi nos doutes et nos douleurs nouvelles, qui ne nous effraient pas comme les nôtres jadis. 

Reste ce chêne magnifique, qui nous a offert de comprendre combien nos terres étaient fertiles et les orages nourriciers ; roi aux rameaux généreux dont la silhouette n'est pas un fantôme, mais les mânes bienveillantes d'un passé amadoué que conjugue le présent - au pluriel.




mercredi 12 mai 2021

De Brest à Luzy, partie III - de Nevers à Luzy


Je me dirigeais inévitablement vers l'avant du train, où se trouvaient les compartiments fumeurs. J'en choisissais un désert, avec un fauteuil suffisamment
usé pour m'offrir une assise moelleuse - mais pas trop, pour préserver mon pantalon de flanelle grise de la griffure des ressorts.

Je refermais la porte d'une caresse. Je pouvais enfin allumer une Dunhill, avec la délectation du voyageur qui se sent à l'abri de l'imprévu. Les effluves du tabac anglais se mélangeaient avec l'odeur métallique des pluies de queue d'orage qui arrosent le Morvan à l'automne. J’ouvrais la fenêtre autant que possible. Je m'émerveillais de ce fragment de seconde qui transformait l'air et la fumée en parfum. Cette alchimie des fragrances était annonciatrice de perspectives merveilleuses : j'allais à la rencontre de la nature et de mon sang maternel, l'esprit allégé du poids des jours ternes. 

Là-bas, je ferais le tour du jardin avec ma grand-mère, qui me parlerait des fleurs et de feu mon grand-père. Je laisserais mon regard se perdre à la surface de l'étang. Peut-être rencontrerait-il les sinusoïdes d'une couleuvre vipérine nageant à la surface de l'eau. Je resterais ainsi une journée ou deux, avant de partir faire le tour du Morvan, avec pour compagnon mon sac à dos à moitié vide, dormant au gré des forêts dans une minuscule tente de montagnard.


Je sortais la tête par la fenêtre du train. La pluie me giflait les joues, sans violence à cette vitesse. Je chantais des chansons que je trouvais belles et désuètes, et qui étaient simplement belles : Souchon, Sanson, Christophe. Je chantais faux et m'en fichais. Je chantais à tue-tête ; je chantais à toute joie. Les derniers kilomètres passaient étrangement vite. Je pensais : c'est un étonnant mystère que celui de cette Micheline qui file quand le TGV se traînait. Ce mystère était celui du temps - déjà.

Je descendais à la tombée de la nuit à la gare de Luzy. Je ferais les derniers kilomètres à pied, par fierté et par amour. Je voulais étirer un certain contraste à son niveau le plus élevé. Mes cousins arrivaient en voiture, bruyamment, sans prendre le temps de parler avec notre grand-mère. Ils partaient dans un même fracas, me laissant la place libre pour ne rien faire comme eux. Moi, je me glisserais silencieusement auprès de ma grand-mère, dans un sourire, et nous resterions longtemps ainsi à profiter de la présence de l'autre


Pour moi, elle a toujours été la jeune fille aux yeux d'un étonnant bleu éclatant, délavé et doux, dont les rides venaient simplement souligner la constance de son sourire. Au fond elle avait l'âge de son regard, à peine plus que le mien. Ce bleu, le bleu du ciel et de son âme, je l'ai revu dans mon jardin ; c'est celui qu'arborent les fleurs de lin immédiatement après leur aperture.


 

Si l'on doit juger de la beauté des retrouvailles à celle de leurs silences, les nôtres étaient belles comme une nuit aux nuages effilochés, comme cette nuit en devenir sous laquelle je commençais à marcher. Cette dernière portion de route sinueuse, menée tambour tranquille au crépuscule, tous mes sens attentifs et curieux, la joie faisant feu naissant dans mon cœur, je la parcours aujourd'hui encore - en rêves et en récits.

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Ainsi s'achève ce périple de mon souvenir itinérant. À la façon dont vous avez fermé la porte de ce monde, vous ma chère Bonne Maman qui me manquez : sans jamais s'effacer - ni de mon cœur, ni de mon jardin, ni des histoires que je raconte à ceux qui me suivent. Vous m'avez appris plus que je n'en sais encore aujourd'hui. Il me reste ainsi tant à découvrir de vos bienveillantes leçons !


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lundi 10 mai 2021

De Brest à Luzy - partie II : Paris - Nevers



Le Corail roulait confortablement. Assis au coin d'une fenêtre, la tempe gauche reposant sur la vitre, je rêvassais quelques films que mon imagination projetait sur la toile de mes paupières. La forêt y tenait le rôle principal. Elle abritait d'immenses colonies de cèpes et de girolles que je cueillais d'une main parcimonieuse. J'en prélevais
chaque jour une poêlée que je cuisinais à l'huile d'olive avec un peu d'ail. Je profitais de chaque bouchée attentivement, la fourchette appliquée, le couteau délicat. Je n'ai jamais mangé d'aussi bons champignons que ceux qu'ont cuisinés à mon intention mes songes de voyageur. 

Le train s'arrêtait quelques minutes à Nevers avant de repartir vers Clermont-Ferrand. Nous n'étions pas nombreux à descendre, et ce témoignage de l'étisie qui frappait la Nièvre m'enchantait : mon royaume était un trésor que je ne souhaitais pas partager. J'attendais la Micheline qui me conduirait jusqu'à Luzy. Je prendrais le dernier train, comme chaque fois, avec dans mon cœur l'idée sous-jacente d'étirer mon voyage.

Je quittais la gare et marchais jusqu'au cœur de la ville. Je m'arrêtais dans un bistrot, toujours le même, choisi pour sa vérité à fleur de comptoir ; pour ses clients, plus vieux que moi de presque une vie, qui interrompaient un bref instant leurs conversations en voyant un jeune étranger pénétrer dans ce qui était souvent leur deuxième maison, parfois la première. Sans hésiter, je m'installais derrière une table en formica et commandais un verre de Pouilly-Fuissé. Personne ne se souciait de mon âge. Moi qui tournais le dos à mon enfance, j'étais enchanté. En vérité à ce moment je n'avais plus d'âge, seulement la vie posée devant moi dans un verre à pied.

Je buvais ce premier verre un peu trop vite pour le plaisir d'en commander un second. Celui-là, je le buvais goutte à goutte pour décupler la sèche caresse du vin blanc sur mes lèvres. Je feignais d'oublier le temps, si bien que je finissais par l'oublier pour de vrai. Puis il me rattrapait comme il le fait toujours. 


Un œil sur l'horloge qui surmontait le bar, je terminais mon verre à peine entamé d'une immense gorgée qui me chauffait les joues. Je glissais un billet sur le comptoir puis me levais promptement. Je claironnais : "Messieurs, le devoir m'appelle !". L'assemblée récompensait mon enthousiasme d'un sourire indulgent. Encouragé, je me donnais - tout du moins le pensais-je - des airs d'acteur et gagnais la sortie en surjouant un flegme que j'imaginais britannique. 

Aussitôt dehors, je courrais me jeter dans le wagon le plus proche de l'entrée de la gare. Il n'était plus question de flegme, simplement de sauter dans le train avant que le contrôleur ne sifflât le funeste dernier départ du jour. Une fois je l'ai raté. J'ai fini le trajet en stop et je pense être arrivé avant lui à Luzy. Peu m'importa ma ponctualité : je me suis senti orphelin d'une heure de Micheline jaune pâle et rouge se traînant délicieusement dans la campagne nivernaise.

Je restais quelques minutes dans le couloir. La Micheline cliquetait de toutes ses pièces, grinçait dans les virages. À la faveur d'une longue courbe je regardais la ville s'éloigner. Je lui souriais toute ma fidélité de voyageur chronique - un sourire large, clair et reconnaissant.



jeudi 6 mai 2021

De Brest à Luzy - partie I : Brest - Paris


 

 

 

 

 

 

 

 

Avant de redevenir un enfant, j'ai été un jeune homme.

Je garde de cet entre-temps le souvenir de limbes acrimonieuses. J'en perçois encore la sensation sarcastique, semblable à celle que provoquent ces breuvages qu'on avale avec un petit rictus... avant de se resservir. Ainsi cette époque a-t-elle parfois eu de la liqueur de gentiane l'amertume fleurie. C'était bon et mauvais entremêlés. 

J'avais pris l'habitude de naviguer quelques pieds en dessous de l'étiage. L'esprit en apnée. Je m’enivrais de tout et de rien, d'une goutte ou d'un tonneau. Je traversais l'existence en funambule débutant, maladroit, gauche à chaque geste, cherchant l'équilibre dans des prises qui s'effritaient, me rattrapant pour mieux tomber. Je m'écorchais les genoux et l'âme à l’âpreté du sol, comme on se lime le cœur - pour ne pas trop pleurer. L'existence me semblait un poison dont le cynisme était l'antidote.

 

Leur été ; mon automne

 

Au milieu de cet océan tourmenté subsistait un îlot de sérénité : la maison de ma grand-mère. Mes cousins s'y retrouvaient l'été ; j'y allais donc de l'automne au printemps. Mon aïeule habitait un vaste domaine dans le sud du Morvan, quelques maisons sises au milieu des bois, à quelques kilomètres de Luzy, petite ville dont le PMU et l'église demeuraient les seuls lieux de vie. D'inclination résolument sauvage, je m'y sentais à mon aise. Le voyage de Brest à Luzy était une expédition dont je chérissais les péripéties, embrassais rituels et imprévus avec une égale gourmandise.

 

Quitter Brest, et revivre

 

La première partie du voyage était la plus ingrate à mes yeux. Cinq heures de TGV étaient nécessaires à me transporter jusqu'à la gare Montparnasse. Tout commençait par une jeu de pile ou face : qui échouerait sur le siège voisin ? Généralement, face l'emportait - au choix : un fâcheux ou une enquiquineuse - ; alors je m'en allais voyager debout entre les wagons, le pied droit à plat contre la paroi, le pied gauche en avant, les yeux clos. Je les rouvrais avidement au moment où mes oreilles se bouchaient, lorsque le train s'enfonçait dans les tunnels de banlieue. Je ne voulais rien perdre de ce moment : l'aventure commençait. Je descendais le premier sur le quai, anonyme et heureux, mon épais sac à dos intercalé entre moi et le voyageur qui me suivait.

Paris m'avalait. 

Je me rendais à pied à la gare de Lyon, de l'autre côté de Paris. Je traversais le jardin des plantes au ralenti. Le lieu m'attirait comme un aimant et je ne luttais pas contre cette force qui me dépassait. Je déambulais pendant une heure entre les massifs, comme si j'étais dans un musée, puis déjeunais sur un banc d'un sandwich forcément délicieux. C'était beau et j'étais libre. Enfin. J'oubliais la course folle des horloges d'ici-bas dans le jardin alpin. 

Je finissais mon périple au pas de course - déjà les fleurs me mettaient en retard. Je sautais dans le train quelques secondes avant la fermeture des portes. Le corail s'ébranlait vers le sud. 

Paris me recrachait.

 

 

 

 

 

 

 

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mardi 4 mai 2021

Retour (de fleurs) à l'envoyeur

 

Je l'ai confessé en ces lieux sans détour : j'ai la maraude facile. Ce que je ne vous ai pas encore confié, en revanche, c'est la nitescente idée qu'a eue ma (complice de) fille pour faire de notre peccante marotte un (quasi) acte de vertu. Approchez, je vais vous révéler l'adorable secret qui conféra à nos expéditions botanico-chapardeuses des allures d'aventure. Dans quelques instants vous saurez comment, d'un coup de serpette magique, transformer le chapardage en troc ! Remontons le temps, voulez-vous ?

L'histoire se passe un frais matin d'avril. Poursuivant notre œuvre délicieuse et coupable d'une généreuse maraude printanière, nous avions entrepris de prélever un plant de mauve musquée. La délicate prospérait sise un talus proche de la maison, à l'aplomb de la voie de chemin de fer, cachée des regards par les automobiles stationnées sur le parking de la gare. Elle n'était pas exactement mise en valeur, ce qui - pour autant que ce fût nécessaire - nous libéra de nos derniers scrupules. Nous prélevâmes la belle oubliée avec une conviction que venait conforter notre parfaite bonne conscience.

Mauve en devenir

En lieu et place du plant, nous laissâmes malgré nos efforts de nivellement une petite excavation disgracieuse. Je ne vous cache pas que la chose perturba l'esprit ordonné de ma jeune complice jusque tard dans la soirée. Pour atténuer sa culpabilité, je lui confiai que notre mauve musquée n'était probablement pas sauvage ; elle avait dû s'échapper d'un jardin voisin à la faveur du vent ; aussi trouverait-elle sans difficulté sa place dans le nôtre. À peine avais-je achevé de prononcer ces mots que la demoiselle s'écria : "Eureka ! Nous allons combler ce trou avec un aster du jardin. Un prêté pour un rendu !"

Je fis immédiatement mienne cette proposition lumineuse. Loin de moi l'idée de bouleverser l'équilibre botanique des zones sauvages qui bordent ma commune. En revanche, il ne me semblait pas inopportun d'embellir ce lopin de terre tassée coincé entre la voie de chemin de fer et un trottoir disgracieux. De surcroit, ce petit coin d'herbes folles était sur le point d'être envahi par l'impitoyable séneçon du Cap. Dire que nous pouvions empêcher ça ! 

Le bel Ezo, prêt à conquérir l'Ouest par les rails

Pour ce travail, 'Ezo Murasaki' était à l'évidence l'aster de la situation. De forte santé et de port délicat, il accompagnerait la mauve musquée avec le charme et l'élégance qui lui siéent. Ils danseraient ensemble une valse à deux fleurs longue d'un plein mois d'août. La danse terminée, la mauve s'évanouirait dans les bras de son cavalier, en fleurs jusqu'aux gelées.

Aussitôt imaginé, aussitôt réalisé ! Abracadaster ! 

Nous comblâmes le fameux trou d'un Ezo Murasaki idéalement proportionné. Nous emportâmes la mauve dans un joli sac de toile. Arrivé dans notre jardin, nous lui offrîmes le gîte et le couvert - d'un arrosoir d'eau fraîche. Très naturellement, la belle entreprit de converser avec le Geranium renardii qui lui tiendrait dorénavant compagnie à l'entrée de la roseraie.


Cela fait, nous imaginâmes le futur de ce talus, en lançant loin notre esprit... Dans quelques dizaines d'années, un enfant et son père s'en iront peut-être, sac à la main et cœur battant la malice, marauder un aster 'Ezo Murasaki' sur ce même talus, songeant : "après tout, nous ne sommes pas voleurs, nous qui comblerons ce trou avec une mauve musquée de notre jardin"...

Alors, la boucle de la magie sera bouclée dans un troc magnifique : une joie d'hier pour une joie de demain font un présent heureux.


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(Par un de ces heureux hasards qui jalonnent la vie des blogs, le dernier article de Capucyne décrit à merveille notre chapardage joyeusement innocent sous le nom botanique et poétique de maraude conservatoire. CQFD !)

 

 

dimanche 2 mai 2021

Fête au jardin - aphorismes rieurs !


Le printemps presse l'interrupteur, et soudain la guirlande des fleurs s'allume !

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Lorsque j'observe une plante, je commence toujours par me dire que si elle était dotée de pattes, elle se serait enfuie en courant en voyant approcher un homme.


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Il suffit d'une note mal exécutée pour fausser une mélodie. De la même manière, un seul mot mal intentionné transforme un discours tout entier en mensonge.

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Dialogues.

 

À l'un des mes proches qui essaye, martèle-t-il, de comprendre la poésie depuis plusieurs décennies :

- Précisément, il n'y a rien à comprendre.

Et lui de rétorquer, interdit :

- Je ne comprends pas.

Et nous voilà repartis pour un tour.


À ma fille qui achève son dessin :

- Ton guitariste n'a-t-il pas six doigts ?

Et elle de rétorquer, avec un ton d'évidence :

- Oui, un pour chaque corde.

 

Je note en moi-même : il est décidément difficile de retrouver cet îlot de vérité qu'est l'enfance, quand l'imagination passait avant toute chose - comme c'est sa place. 

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Curieux chose que le destin farceur : deux cœurs qui hier battaient à l'unisson gringottent aujourd’hui à l'octave.

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Mes enfants, si par mégarde je devais mourir avant mes cent-quinze ans, enterrez-moi avec ma guitare. Confortablement installé six pieds sous terre je ne dérangerais personne avec mes gammes cacophoniques. Je disposerais en outre de l'éternité requise pour faire passer mon jeu de médiocre à passable.

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J'ai sur le monde un regard égaré, celui d'une rose éclose quelque part entre l'automne et l'hiver.

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L'envol des scilles dessille les paupières du jardin

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À l'intersection de nos deux vies il y avait beaucoup d'évidence et une poignée de doutes. Contre toute attente, les seconds ont mordu la première aux mollets et l'ont emporté. Alors je nous ai éloignés l'un de l'autre, lentement, certainement, comme on repousse un bateau du quai - embarcation dont, une fois initié, le mouvement est irrésistible.

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J'ai longtemps pensé que j'étais prisonnier d'un métier que je n'avais pas choisi, avant de réaliser avec jubilation que j'avais choisi de ne pas le choisir. 

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Il se gonfle d'importance comme un bouton de pivoine, sans jamais éclore.






Au pied du camphrier

Chères lectrices, lecteurs, Après bientôt quatre ans, agapanthes & camphrier va fermer sur ces dernières lignes. J'ai décidé de mig...