lundi 10 mai 2021

De Brest à Luzy - partie II : Paris - Nevers



Le Corail roulait confortablement. Assis au coin d'une fenêtre, la tempe gauche reposant sur la vitre, je rêvassais quelques films que mon imagination projetait sur la toile de mes paupières. La forêt y tenait le rôle principal. Elle abritait d'immenses colonies de cèpes et de girolles que je cueillais d'une main parcimonieuse. J'en prélevais
chaque jour une poêlée que je cuisinais à l'huile d'olive avec un peu d'ail. Je profitais de chaque bouchée attentivement, la fourchette appliquée, le couteau délicat. Je n'ai jamais mangé d'aussi bons champignons que ceux qu'ont cuisinés à mon intention mes songes de voyageur. 

Le train s'arrêtait quelques minutes à Nevers avant de repartir vers Clermont-Ferrand. Nous n'étions pas nombreux à descendre, et ce témoignage de l'étisie qui frappait la Nièvre m'enchantait : mon royaume était un trésor que je ne souhaitais pas partager. J'attendais la Micheline qui me conduirait jusqu'à Luzy. Je prendrais le dernier train, comme chaque fois, avec dans mon cœur l'idée sous-jacente d'étirer mon voyage.

Je quittais la gare et marchais jusqu'au cœur de la ville. Je m'arrêtais dans un bistrot, toujours le même, choisi pour sa vérité à fleur de comptoir ; pour ses clients, plus vieux que moi de presque une vie, qui interrompaient un bref instant leurs conversations en voyant un jeune étranger pénétrer dans ce qui était souvent leur deuxième maison, parfois la première. Sans hésiter, je m'installais derrière une table en formica et commandais un verre de Pouilly-Fuissé. Personne ne se souciait de mon âge. Moi qui tournais le dos à mon enfance, j'étais enchanté. En vérité à ce moment je n'avais plus d'âge, seulement la vie posée devant moi dans un verre à pied.

Je buvais ce premier verre un peu trop vite pour le plaisir d'en commander un second. Celui-là, je le buvais goutte à goutte pour décupler la sèche caresse du vin blanc sur mes lèvres. Je feignais d'oublier le temps, si bien que je finissais par l'oublier pour de vrai. Puis il me rattrapait comme il le fait toujours. 


Un œil sur l'horloge qui surmontait le bar, je terminais mon verre à peine entamé d'une immense gorgée qui me chauffait les joues. Je glissais un billet sur le comptoir puis me levais promptement. Je claironnais : "Messieurs, le devoir m'appelle !". L'assemblée récompensait mon enthousiasme d'un sourire indulgent. Encouragé, je me donnais - tout du moins le pensais-je - des airs d'acteur et gagnais la sortie en surjouant un flegme que j'imaginais britannique. 

Aussitôt dehors, je courrais me jeter dans le wagon le plus proche de l'entrée de la gare. Il n'était plus question de flegme, simplement de sauter dans le train avant que le contrôleur ne sifflât le funeste dernier départ du jour. Une fois je l'ai raté. J'ai fini le trajet en stop et je pense être arrivé avant lui à Luzy. Peu m'importa ma ponctualité : je me suis senti orphelin d'une heure de Micheline jaune pâle et rouge se traînant délicieusement dans la campagne nivernaise.

Je restais quelques minutes dans le couloir. La Micheline cliquetait de toutes ses pièces, grinçait dans les virages. À la faveur d'une longue courbe je regardais la ville s'éloigner. Je lui souriais toute ma fidélité de voyageur chronique - un sourire large, clair et reconnaissant.



17 commentaires:

  1. C'est bien cela, tu jouais un rôle, comme les acteurs dans les films. Après, quand tu as eu ton permis de conduire, cela a été beaucoup plus facile de voyager. Bonne semaine !

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    1. Plus facile, oui. Mais je n'ai jamais eu autant de plaisir qu'à cette époque où mes trajets étaient autant de périple du rail !

      Excellente semaine qui s'annonce, oui. Le soleil est doux. Toutes mes amitiés Elisabeth.
      Pierre.

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  2. Coucou Pierre
    C'est une échappée belle que tu nous livres là
    et d'autres à venir, que de souvenirs ...
    des bises pluvieuses de la champagne capricieuse

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    1. Toutes les échappées sont belles. S'échapper, c'est en soi un beau voyage !

      Des bises entre les gouttes - ici plic, ploc, mais pas de grandes eaux.

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  3. Il est amusant ce récit car les sensations étaient tiennes mais tu semblais vivre cette partie du voyage dans la peau d'un autre, comme en représentation. Comme la plupart d'entre nous à cet âge, notre rôle, notre place n'est pas encore définie.
    Mais les goût des morilles.....

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    1. Bonjour Colo,

      Oui, je crois que c'est ainsi que je vivais à cet âge. J'écrivais mes scènes et les interprétais (maladroitement). Ainsi je n'étais libre qu'au moment d'être seul. Devant une poêlée de champignons pas exemple !

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  4. Bonjour Pierre,

    Cette deuxième partie de ton voyage me plaît beaucoup car tes mots l'illustrent à merveille et je vois défiler, en couleur, tous tes beaux souvenirs de cette étape, le train, la Micheline, tes pensées et j'ai souri avec la table en formica, mes parents en avaient une jaune.

    Bonne journée, bises pluvieuses.


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    1. C'est amusant, après avoir écrit ce texte je me suis surpris à chercher une table en formica sur le bon coin... Il y en avait une aussi dans la cuisine de mes parents, sur laquelle ma mère et moi nous servions parfois un verre de blanc en préparant le dîner. Ce sont des bons souvenirs.

      Bonne journée Denise, sous une jolie pluie.

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  5. Nostalgie, poésie, romantisme il y a tout dans ce récit pour me plaire. Je lui trouve un air de Grand Meaulnes, d'école buissonnière. Il y a sûrement de quoi écrire un roman à partir de là. Les vieux trains n'ont pas leur pareil pour enchanter le voyage. Ils avaient bien sûr un autre charme. Du coup çà me fait penser à un petit périple sur rail que j'ai fait entre Guingamp et Dinan, ou j'ai côtoyé de tout entre la jeune fille future nonne égrenant son chapelet et l'iroquoise en legging léopard, tatouée et " piercée" de partout montée à Saint-Brieuc, dieu et le diable réunis dans un même wagon. Cette fois-ci je suis très amoureuse du "bistrot avec sa vérité à fleur de comptoir" et plus encore de " En vérité à ce moment là je n'avais plus d'âge, seulement la vie posée devant moi dans un verre à pied ".Je me demande si tu avais écrit ce récit à l'époque si tu l'aurais raconté de cette manière. Tant le parfum des souvenirs je crois amplifie ces derniers. Qu'importe j'avais l'âme morose et tracassée ce matin et là tu m'as apporté le bonheur. Grand merci Pierre. Bizzzzh d'un Finistère bien Breton today.

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    1. Bonjour Maryline,

      Oh non, à l'époque je ne l'aurais pas écrit ainsi. Je me serais lancé dans d'indigents moulinets de plume dans l'espoir d'enjoliver ce que je pensais être une succession d'histoires sans intérêt. C'est avec le recul que le parfum des souvenirs, comme tu l'écris, les fait tinter joyeusement !

      Je suis en tout cas souriant de savoir que tu l'as été de me lire. Faisons fi de la morosité avec un bouquet d'amitiés !

      Pierre.

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    2. Une amitié qui me va droit au cœur et que je chérie fort Pierre, merci à toi.

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  6. Je ne sais plus si nous sommes tous acteurs à l'adolescence. En tout cas, cet acteur là vit les choses de l'intérieur, de façon juste, à fleur de sensation, et l'adulte les restitue de façon aussi juste, à fleur de plume...Encore !!!

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    1. Merci Capucyne. Nous sommes je crois, et auteur, et acteur ; et ce à chaque moment de nos vies - le tout dans un joyeux mélange !

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  7. Quelques sensations de "rails", moins gaies que les tiennes, me reviennent à l'esprit : Ce jour là, la micheline m' amenait à la ville voisine où je devais me présenter à l'épreuve de dessin facultative du "B.E.P.C." Mon stress était tel, que même le contrôleur s'en était aperçu et avait tenté de me réconforter. Peut être qu'un petit coup de Pouilly (auquel mon grand père m'avait initiée dès mon plus jeune âge) eut effacé mon angoisse mais à l'époque les jeunes filles n'avaient guère le droit de s'approcher d'un comptoir et pourtant....

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    1. J'ai dans la réserve de ma mémoire la même espèce de souvenir : le train qui me menait jusqu'au lieu d'un concours que j'ai passé quand j'étais étudiant. Je maîtrisais mon stress - en apparence seulement - mais mon ventre était noué. La train avançait, j'aurais voulu qu'il reculât !

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  8. la nostalgie enrubannée de jolis mots, très beau billet, le train, ça me parle, j'étais responsable qualité à la SNCF, côté matériel... des sourires.

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    1. Merci pour les sourires et l'avis d'une experte ! J'ai toujours adoré les voyages en train. Ils ont tricoté un part substantielle de mes plus beaux souvenirs.

      Belle journée !
      Pierre

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