Certaines photos se lisent à la façon d'un livre ouvert. Elles nous parlent sans détour ni faux-semblant. La photo qui précède mes palabres est de celles-là.
Regardons-la ensemble :
Le père désigne à son enfant un point précis du panorama qui s'offre à leur curiosité. On imagine volontiers qu'il l'invite à observer un détail du paysage. La cible de leur intérêt est hors-champ, aussi devons-nous jouer à deviner sa nature. Est-ce un clocher ? une montagne ? un village tout entier ? un nuage en forme d'animal ?
Peu importe : c'est un enseignement, livré sur le terrain, et dont la vertu pédagogique vibre d'évidence. Notre tableau consacre une inclination vieille comme l'humanité : un père élève son enfant, de toute sa sagesse d'adulte.
Voilà, nous avons en quelques lignes exprimé le sentiment immédiat véhiculé par l'image. Mais sommes-nous sûrs de notre lapalissade ? Nos axiomes sont-ils judicieux ? Notre interprétation est-elle la bonne ?
Vous vous en doutez : si je pose la question, c'est que la réponse est non. Cette image est trompeuse, comme le sont souvent les trop-plein d'évidence. L'histoire que je vous ai hâtivement récitée n'est pas la bonne, simplement celle qu'on aime raconter : le père dans sa plénitude enseignant à l'enfant le mystère de la vie. C'est là une parfaite illusion.
Moi qui fus un acteur de cette scène, je vais vous en révéler la sève véritable.
Ce doigt porté vers l'horizon est interrogatif. "Est-ce là-bas ?", signifie-t-il. En vérité le père est perdu, et son fils le guide par la voix. C'est lui qui élève l'adulte assis à ses côtés, et non l'inverse.
L'homme demande haletant : où est-elle, mon fils, cette beauté qui coupe ton souffle ? Je scrute, mais ne discerne pas. Est-elle là ? ici ? plus haut ? plus bas ? plus loin ?
Et l'enfant de chuchoter : baisse ta main, papa ; il ne faut pas regarder un endroit précis, sinon tu ne verras pas.
Plus tard, l'homme laissera son doigt choir contre sa jambe, et son regard s'égarera enfin dans le paysage tout entier.
Un père au fond n'est un enfant qui malgré ses grands-airs se désespère de pouvoir s'émerveiller comme jadis. Il traduira bientôt dans son langage de grande-personne le secret révélé par son fils : plutôt que de chercher à la saisir, il faut se laisser envahir par la beauté du monde.