jeudi 20 juin 2019

(Re)ssentir

Sentir... et ressentir (rosier 'James Galway')

Lorsque l'hiver chasse feuilles et fleurs, certains souvenirs entrent en dormance. Pour survivre à nos vies qui se poursuivent au-dessus d'eux, certaines plantes emprisonnent dans leur parfum un souvenir tout entier : un instant jadis, petit bout de nous-même, qui renaîtra dans une effluve, subito, comme s'il ne dormait que d'un œil.

Le temps n'a pas de prise sur la remembrance olfactive. Peu importent les années, les décennies ; la réminiscence est d'une stupéfiante netteté. Dans le petit monde de la mémoire, les larmes et les rires retentissent intacts.

Il n'est pas rare - mais toujours précieux - qu'au hasard d'une promenade la fragrance d'une fleur transporte mon esprit d’hui à hier. Une simple odeur... et une inspiration plus tard, je revis l'instant que je croyais perdu ! 

Ô temps ; reprends ton vol - à l'envers ! et naviguons à vue - de nez ! 

C'est ainsi que ce matin, alors que je visitais mes fleurs, j'ai rencontré mes vingt ans. Mieux : je les ai retrouvés indemnes dans l'exhalaison d'une rose charmante. Ensemble, nous avons renversé les années qui nous séparaient.


'Blush Noisette', par qui tout commença...

Cette rose parmi les roses, c'est Blush Noisette. Elle est belle, simple, sans façon - ni épine, ou presque. Elle a le charme un peu énigmatique des anciennes ; la ride heureuse, le port de tête d'une éternelle demoiselle. Derrière le joyeux froufrou de ses pétales rose poudré, elle laisse parfois apercevoir un bouquet d'étamines. Sous ses airs pudiques, elle sait capter le regard, le retenir, lui rendre l'éclat de la surprise.

Je sens le parfum de mes roses chaque jour, matin et soir. Ou plutôt, je le respire. Je les ressens. Les roses portent l'aiguille dont on brode le cachemire, la douceur qui parfois blesse, la douleur qui souvent répare. Elles escamotent la peine sous un manteau de couleurs, révèlent la tristesse, nue et délicate. Mettre une rose dans un vase, au coin de mon bureau, c'est emporter avec moi une émotion, éclat de joie ou éclair de chagrin, pour les moments où je désespèrerai d'être moi-même.

Je respire mes roses chaque jour, oui. Et pourtant ce matin, je ne m'attendais pas à ressentir ainsi Blush Noisette : à la façon d'un voyage. Les yeux fermés, paupières tendues comme un rideau que l'on tire, j'ai respiré son parfum, trois fois, à petites bouffées saccadées.

Lorsque j'ai ouvert les yeux, une fragrance de girofle plus tard, j'avais la moitié de mon âge. 

Exit mon jardin ;  je me trouve à présent dans le parc du Thabor, sis la jolie ville de Rennes ! Je suis vêtu d'un costume bleu marine, avec à la boutonnière un œillet - que j'ai sûrement cueilli dans une plate-bande - assorti à ma cravate rouge. Il est flétri, ce qui témoigne du temps que j'ai passé à contempler les fleurs... aux heures où j'étais censé étudier. Car à mi-chemin entre mon appartement et l'université, le Thabor étend ses pelouses confortables, ses mixed-borders et sa somptueuse roseraie. J'y passe donc des heures entières, à dormir sur l'herbe, mes songes enturbannés par le parfum des roses. Ensuite, je m'assieds sur un banc, sous une arche que vient habiller les rameaux entrecroisés d'un Blush Noisette d'exception. 

Je m'y enivre d'une zest de vie volée : l'oisiveté à laquelle j'aspire et que l'on m'a toujours refusée. À présent qu'il n'y a personne pour veiller sur ma liberté, je peux bien être libre ! Je n'ai besoin que d'un coin parmi les fleurs, pour y attendre l'amour. Le reste m'indiffère. J'ai vingt ans. Je n'ai pas aimé, pas vraiment, pas encore, ni gâché l'occasion d'être aimé en retour. J'ai vingt ans, et je ne connais de l'amour que les promesses.

Soudain, le parfum de Blush Noisette suspend son artifice. Lorsque j'ouvre les yeux, je reviens habiter mes cicatrices. Je suis de retour dans mon jardin, accroupi, le nez dans les roses de ma jeunesse, les yeux rivés à mon présent qui court devant moi.

Adieu mes vingt ans ! Les années ont passé ! J'ai aimé, aimé vraiment, et gâché l'occasion d'être aimé en retour. Puis j'ai été aimé, vraiment aimé, sans parvenir à être à la hauteur du don d'autrui. Enfin j'ai aimé, et j'ai été aimé, sans compter ni escompter ; et les promesses non tenues ont cédé leur place aux bonheurs inattendus. 

De tout cet amour entremêlé, demeure chaque souffle, chaque instant, chaque tremblement.  

Et c'est ainsi que dans vingt ans, lorsqu'au hasard d'une rose je voyagerai à rebours, les arômes disparates de mes amours éparpillées composeront le parfum infiniment complexe de la vie véritable : celle que l'on ressent à plein cœur.

À plein cœur



Enfin, pour passer du parfum à l'image, une petite galerie de roses... (presque) toutes parfumées ; dont une sauvage... devinez laquelle !




'Félicité et Perpétue'

'Carolyn Knight'

Dégustée en gourmande : Rosa arvensis

'Bonica'

'Novalis'

'Compassion'

'Glamis Castle'

'Grand Huit'

'Blue girl'




 

12 commentaires:

  1. Les abeilles ne se trompent pas ou rarement ...
    Merci d'être passé me faire un petit coucou, du coup j'ai revu le parc de Thabor et sa roseraie , merci

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    1. Bonjour Framboise,

      C'est un plaisir de passer sur ton blog, qui met souvent l'eau à la bouche ! Tu es la bienvenue ici !

      Le Thabor revient souvent nous chercher ; c'est un parc au charme unique.

      Bonne journée,

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  2. Merci pour la visite et le petit mot laissé sur mon blog.
    J'ai, moi aussi, souvent, le nez dans les roses. J'adore respirer leur parfum suave...
    Bon weekend.

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    1. Je crois que les roses sont faites pour y mettre le nez. D'ailleurs, lorsque je hume un rosier inconnu et le découvre sans parfum, je suis interloqué !

      Je te souhaite une douce journée - mais néanmoins chaude !

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  3. C'est important pour moi que les roses sentent bon, cela fait partie de leur beauté.
    Merci pour cette promenade dans votre jardin.
    Bon dimanche.

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    1. Oui, je pense également que roses et parfum sont indissociables. Un rosier sans parfum me fait parfois douter de mon odorat !

      Bon week-end avec un tout petit peu d'avance.

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  4. Nathalie de Brest26 juin 2019 à 11:17

    Bonjour Geontran, tu m'as ramenée au jardin du Thabor où je m'étais promenée l'été dernier. C'était en août. Les roses étaient passées, pour beaucoup... Les dahlias étaient par contre en pleine floraison, une belle collection! J'ai les photos, tu me donnes l'envie d'écrire cet article sur ce merveilleux jardin! Blush Noisette, oui, a un parfum si frais qui me cueille dès que je sors de la maison, pour peu que le vent soit à l'ouest. J'ai reconnu ton rosier sauvage, son coeur est beau comme un soleil et son parfum, tu nous le raconteras! Avec cette chaleur qui sévit dans ta région, les parfums, justement, doivent être multipliés, profites-en bien! Bises Geontran

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    1. Bonjour Nathalie,

      Nous aurions pu nous y croiser l'été dernier !

      Je ne lasserai jamais du Thabor. D'ailleurs, je compte y passer une journée entière cet été encore, qui me verra breton le temps d'une semaine.

      Rosa arvensis, comme son nom ne l'indique pas (il signifie rosier des champs), ponctue souvent les chemins des bois clairs. Il y attire les abeilles pour notre grand plaisir !

      Belle journée sous l'éternelle douceur brestoise, jusqu'au cœur de la canicule...

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  5. Une histoire de roses est toujours une histoire d'amour ! De parfum en parfum, il suffit de fermer les yeux !
    Quant à la sauvage, peut-être l'abeille ne s'y trompe-t-elle pas ?!

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    1. Et oui, il suffisait de suivre cette jolie abeille. Les rosiers sauvages sont plus attirants, avec leur bouquet d'étamines, trop rares chez les hybrides généralement stériles.

      Fermons les yeux, oui, de parfum en parfum, jusqu'à y trouver la fraîcheur des plus belles fleurs. Bonne journée !

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  6. Bonjour Geontran,

    Ta plume est toujours aussi douce et délicate. Et empreinte d'une sensibilité qui me touche beaucoup ! Ne t'arrête jamais d'écrire, surtout, bien que cela réclame beaucoup de temps, je te le concède. Cette lecture m'a fait beaucoup de bien ; merci Geontran ! Je t'envoie mes pensées les plus affectueuses en retour.

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    1. Bonjour Istariel,

      Merci, à plein cœur, pour tes lignes. Je ne les perdrais pas ; elles me seront précieuses quand le doute, la lassitude, l'angoisse de la page blanche me gagneront. Elles seront une branche légère sur laquelle me poser lorsque je penserais choir.

      Je joins aux tiennes mes pensées affectueuses.

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