vendredi 26 octobre 2018

Le royaume des herbes (pas si) folles

Il était une fois un royaume bien ordonné où vivaient trois petites princesses et un prince joyeux. Ils aimaient la pluie, le vent délicat et le soleil en pointillés. Ils préféraient le chuchotement des arbres au bourdonnement sourd du béton. Le roi leur père avait apprivoisé la nature, et tous vivaient parfaitement heureux dans le royaume des plantes sages. 

et au milieu coule l'orge paisible
Sage comme le lit de la rivière
Les fleurs y étaient belles et disciplinées. Elles se succédaient dans l'ordre qui leur était imparti, sans désobéir ni décevoir. Elles devenaient bouquets ou fruits que l'on cueillait dans des paniers d'osier. Elles n'avaient nul besoin de réfléchir à leur destin : tout était écrit dans le cahier du roi. Les mauvaises herbes, elles, s'en retournaient à la poussière avant d'éclore vraiment. Elles n'existaient pour ainsi dire pas. Oui ; l'ordre ici était de toute beauté.

Douceur des gestes et politesse des princes...

Un été, la sècheresse emprisonna le royaume des plantes sages sous une carapace embrasée. De verte, l'herbe devint jaune ; de paille, elle vira terre brûlée. Les massifs de vivaces, après une lutte aussi vaine que vaillante, déclinèrent à l'acmé de la voûte éclatante. Le jardin pâlit comme se meurt le héros blessé ; la tête haute, les épaules basses.

ancolie bleue
Une ancolie, dernière sentinelle de la sècheresse, bientôt déclinera à son tour

Le silence se fit. Un silence de ruines. Dans un gémissement atone la végétation s'était muée en désolation. Plus de fleur, de feuille, de fruit, ni même de graine ; plus de vie ; disparue, la pétulance du monde. Rien. Il ne restait rien du paradis autrefois luxuriant. Le bras vengeur de l'été ressuscité l'avait fait réduire, à feu vif, jusqu'à la siccité.

Le jeune prince parcourait son royaume anhydre à la recherche d'un battement de sève. Las ! il n'y avait ici que respiration haletante et souffle pétrifié ! 

Alors, lui qui depuis sa naissance n'était qu'allégresse ; lui, dont le rire hier éclairait l'instant, éprouvait à présent une émotion inconnue. Lui si léger avait le pas lourd comme la glaise. Sa poitrine se soulevait en menues saccades, son petit cœur semblait hoqueter. Il sentit un curieux pincement abaisser son front vers ses joues, en même temps qu'un picotement venait écorcher le coin de son œil. Cela le tiraillait, le piquait ; et une aiguille soudain perça sa pupille. 

Alors, pour la première fois dans le royaume des fleurs sages, une larme jaillit d'un regard enfantin. 

Les trois princesses offrirent à leur petit frère leur tendresse, leurs bras enveloppants et leur immense amour, mais rien n'y fit. Le prince pleurait comme une pluie d'orage. Il pleurait, pleurait encore, de ces petites rivières qui font les fleuves infranchissables. Il pleura tant et tant qu'une goutte brillante et salée serpenta sur sa joue, roula, perla, jusqu'à s'écraser sur le sol entre les pieds douloureux des vivaces. 

Aussitôt, dans un froufrou de velours, un bouquet de jeunes pousses vertes et joyeuses jaillit du sol ! De ces pousses naquirent des centaines de tiges, des milliers de feuilles, et toute une folie de petites fleurs. 

herbes pas si folles
Quelques touches de vert...

Exit les règles du royaume ! Libérées par le prince, qui d'une larme leur avait ouvert la porte des champs, les mauvaises herbes accouraient à la rescousse du jardin. Le prince, qui n'avait jamais vu d'adventices, riait à paupières déployées sur ses grands yeux embués ! Il les trouvait si belles, simples et modestes comme au saut du lit ! 

Il découvrait les fleurs comme pour la première fois.


capsella bursa-pastoris
...qui de près se révèlent être d'adorables Capsella bursa-pastoris !

Le roi, alerté par cet enchantement tonitruant, sortit de la maison où il était demeuré médusé dans une souffrance jumelle de celle de ses fleurs. Il posa un genou sur le sol et suivit les rires de son enfant jusqu'au camaïeu de vert qui serpentait entre les tiges séchées. 

Alors, pour la première fois, il regarda ce peuple des herbes folles qu'il avait si longtemps banni de son royaume. Jusqu'à en éteindre l'âme, à la force de trop de feu, un certain été. 

Du mouron ? Pas seulement : Stellaria media, herbe délicieuse

Désormais, il regardait, sentait, découvrait, touchait de la pulpe de ses doigts la richesse de la nature. Sa folle diversité. Et partant, il perçut la sagesse des herbes folles.


actium minus
Bardane ? Mais encore : Arctium minus, aux capitules-velcro et aux feuilles apaisantes

Il apprit à reconnaître Stellaria media... et surtout à en préparer de délicieuses salades, rehaussées de quelques cœurs de Capsella bursa-pastoris. Il s'appliqua à mélanger douceur, piquant, couleurs, vitamines et minéraux ! Il usa de l'Arctium, minus ou lappa, autant pour se régaler de sa racine que pour, d'une feuille, apaiser les peaux agressées.

Et le royaume tout entier découvrit la saveur des petits rien qui comptent plus que tout. 



petite fille tient une salade d'herbes
Pas si folles, donc... et tout sauf mauvaises, ces herbes !


Surtout, le roi comprit qu'il n'était pas un roi, mais une petite main d'un royaume dont seule la nature est reine. Il réalisa qu'il n'existait de mauvaises herbes que dans l'esprit des hommes. Qu'au-delà des artifices elles se révélaient parfois utiles, délicieuses, médicinales - ou simplement jolies.

Que désherber, parfois, signifie cueillir.

Que si les herbes parfois sont folles, ce n'est que de vivre. 

Alors, le roi redevenu jardinier promit, jura, cracha, qu'elles auraient tout le loisir de vivre dans ce royaume, qui serait à présent celui des herbes (pas si) folles. 

Et le jardin lui-même se chargea de tenir sa promesse.

petit garçon avec une agapathe
(Bien sûr, entre les herbes folles continuèrent de pousser les agapanthes et le camphrier...)


20 commentaires:

  1. Ah même les rois finissent par voir la raison! Bravo pour cette belle histoire. la prochaine fois que je verse une larme j'observerai bien ce qui pousse en espérant que ce ne sera quand-même pas le liseron! Bon il y a un petit coin de ciel bleu et je vais sortir faire un tour dans mon jardin d'herbes folles. Belle journée Geontran

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    1. Bonjour Judith,

      Le liseron lui-même a ses vertus ! Même si je t’accorde qu’il est peut-être un rien plus agaçant qu’il n’est mellifère... et coriace, avec ça... et fidèle, car il revient chaque année.

      Enfin, puisque les abeilles l’aiment autant, j’ai du mal a le détester tout a fait !

      Belle et fraîche journée ; il pleut sur les herbes folles... Amitiés,

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  2. jolie histoire, mais si vraie! les herbes "mauvaises" sont folles de pousser dans le sec, le vide, le pauvre, mais si c'est pour le bonheur du petit prince et des princesses ses soeurs, alors laissons les vivre!
    bonne fin de semaine, Geontran, profite bien de ton jardin avec tes enfants

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    1. Merci Catherine,

      On a passé un merveilleux week-end à admirer nos herbes folles. En fait, je limite simplement la pousse des « mauvaise » herbes pour ne pas qu’elles nuisent à mes fleurs « domestiques », comme je le fais avec mes vivaces entre elles. Je suis un modeste arbitre de l’équilibre.

      Ils sont si beaux d’être plus libres que nous, nos jardins !

      Amitiés jardinières,

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  3. Quel plaisir ces herbes à notre entourage
    c'est cela le bonheur

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    1. Bonjour Nanie,

      Oui, je crois qu’il y a là une définition simple et juste du bonheur. Le mien, en tout cas, tient dans ces quelques lignes.

      Belle journée,

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  4. Coucou Geontran
    J'ai pris soin de lire et relire ce texte si joliment tourné qui évoque comme nul autre ce jardin transformé en royaume dédié à la douceur et au bonheur de la nature (et de vivre aussi)
    Continu s'il te plait à nous faire rêver encore ;-)
    Juste merci pour ça
    Bel après-midi sous les nuages, je crois que la pluie s'annonce, elle fera ruisseler gouttes d'eau et feuillages

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    1. Merci Chris,

      Le bonheur de la nature et le bonheur de vivre ne sont-ils pas au fond qu’une seule et même chose ? Plus j’avance dans la vie, à présent guidé par mes enfants et bercé par le mouvement des saisons, et plus je le pense.

      Belle journée sous la pluie - tardivement - retrouvée... Toutes mes amitiés.

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  5. Bonsoir Geontran,

    Ta plume et ta prose m'ont bien régalée ! Il fait bon vivre en ce paisible royaume... Hâte que s'ouvre une nouvelle page de ce bien joli conte, authentique ode à la Nature et à la Vie !

    Belle soirée !

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    1. Bonjour Istariel,

      Le plus beau, avec les contes, c’est qu’ils s’écrivent en même temps qu’ils se vivent. Ça simplifie beaucoup la tâche de l’auteur, qui n’a plus qu'à les raconter !

      Je suis très heureux que celui-là t’ait plu - et très touché aussi.

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  6. Superbe, le poète jardinier s'est encore une fois surpassé quand il parle de ses enfants et pour eux. Reste plus qu'à l'illustrer ce beau conte et hop à la publication. Merci à toi Geotran de nous enchanter aussi nous les grands. Et excellent dimanche à vous tous.

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    1. Bonjour Maryline,

      Oui, c'est vrai, indubitablement. Je ne prends jamais autant de plaisir à écrire qu'à travers, au sujet, et pour mes enfants. Je croient qu'ils guident mes pas depuis leur naissance, en même temps que je m'efforce de les élever en retour.

      En tout cas, je suis absolument ravi que les grands apprécient mes contes. L'enfant en nous ne dort que d'un œil, et c'est une excellente chose !

      Très beau mardi d'automne-hiver, Maryline,

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  7. :-)Une histoire qui régale les petits et les grands. Ton petit prince a bien de la chance d'avoir un papa-roi-poète-jardinier qui sache transformer un épisode douloureux en une épopée dont il est le héros! Ici, des torrents de larmes inondent Brest entre deux éclaircies, c'est la fête pour toutes ces herbes, qu'il me plairait souvent, qu'elles prennent la poudre d'escampette ;-)Bon dimanche Geontran en ton royaume peuplé de princesses adorables et d'un prince charmant.

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    1. Et moi j'ai l'immense chance d'avoir à côté de moi, pour rythmer mes pas, ceux d'un petit prince qui ne pleure - presque - jamais. Et toujours tout près, ceux de ses grandes sœurs, comme un écho ravissant.

      Ici, enfin, un peu de pluie. Le sol n'est plus habitué, et peine à la boire...

      Belle et douce journée, Nathalie !

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  8. Joli conte et belle morale. Tu sais voir le positif dans ce qui aura été un épisode bien triste pour la plupart des jardiniers. C'est une belle "leçon" pour les personnes (dont je fais partie) qui ont la fâcheuse tendance à voir toujours le verre vide....
    Bon dimanche, Véro.

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    1. Bonjour Véro,

      Le verre, les arrosoirs... et les plates-bandes vides ; voilà une bonne description de cet été catastrophique. Ce sont mes enfants, toujours rieurs, qui me font voir les bons côtés des mauvaises choses. Je crois qu'on a tous ça en nous, cet optimisme, et que l'âge adulte, ses contraintes et sa routine, nous empêche de le retrouver.

      Mais on peut retrouver cette joie des évidences. Ce qui était naturel hier est un effort aujourd'hui. C'est ainsi !

      Bon mardi, d'herbes folles en pluies alchimistes.
      Geontran.

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  9. Jolie histoire :-)
    J'aimerai bien un jour, prendre le temps de reconnaitre les comestibles dans cette nature. Emprisonnée dans mes carcans de parisienne, je n'ai pas encore passé le pas pour préparer une salade de sauvageonnes, et pourtant il y en a que j'ai bien identifiées. L'envie est là… il me faudra passer le pas un de ces jours.
    Jolies modifications sur la présentation de ton blog aussi ;-)
    Bon dimanche G.

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    1. Bonjour Estelle,

      Ce n'est pas si facile de se désintoxiquer de la vie parisienne ! Et ça prend du temps ! Mais tu verras, à ta première salade de sauvageonnes, tu initieras un mouvement qui jamais plus ne se démentira.

      Merci pour la présentation : je l'ai rapprochée de la nature qui inspire mes lignes.

      Bon mardi, pluie & fraicheur & douceur de vivre.

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  10. Bonjour Geontran
    Comme ton billet est beau, tout n'est que poésie de par tes mots et photos. Ton petit prince et tes princesses vivent dans un jardin harmonieux et cela est un beau cadeau.
    Douce fin de journée.

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    1. Bonjour Denise,

      Je suis ravi de te lire. L'harmonie, oui, c'est encore plus fort que le simple équilibre. C'est ce que nous nous efforçons d'approcher, et de goûter, à défaut de l'atteindre tout à fait. Le prince et les princesses en sont les garants !

      Douce journée,

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